Georges Guillain | La vie moins une minute, Marie de Quatrebarbes
On va faire un voyage, et après ? […] trace ta route // Tu accepteras mes mystères et j’accepterai les tiens. Entreprendre avec Marie de Quatrebarbes le voyage que nous propose son livre La vie moins une minute [1] suppose sûrement qu’on suive à son tour cette injonction qui me semble d’ailleurs assez clairement définir le pacte de lecture sur lequel repose toute œuvre tant soit peu singulière. Toute œuvre en tout cas bâtie sur la conscience aigüe non pas de l’existence de je ne sais quel arrière monde mais de l’opacité fondamentale de l’être et des limites de la représentation.
Ce voyage auquel nous invite le livre de Marie de Quatrebarbes passe clairement par l’enfance, le désir, les choses du quotidien, les hommes, le sexe, la famille, le merveilleux, tout un appétit surtout, peut-être trop violent de vivre qui me paraît mal dissociable d’une angoisse profonde, de l’expérience intime aussi d’une forme d’anormalité rebelle à la fois subie et revendiquée.
Pas question toutefois dans ce livre de révéler quoi que ce soit des éventuels drames, petits ou grands, sur lesquels aura pu se construire ou se développer l’extrême sensibilité dont on sent l’écriture du livre constamment travaillée. Au lecteur, comme je l’ai fait, d’investir cet espace à partir de son expérience propre. De ses mystères particuliers. Qui lui donneront alors accès au livre. Qu’une lecture purement formelle ou strictement rationnelle lui fermeraient totalement.
Car en fait les poèmes de Marie de Quatrebarbes sont des poèmes un peu dingo, zinzin. Timbrés ou mieux piqués pour reprendre un adjectif qu’elle me semble utiliser dans ce sens vers la fin de son livre. Qu’on ne m’accuse surtout pas ici de tomber dans les vieux clichés qui voudraient que tout ce qui ne s’explique pas, ne se conçoit pas clairement, présente un caractère un peu bizarre, relève de la maladie mentale ! Il n’y a plus trop à prouver aujourd’hui, que la véritable maladie de l’esprit est du côté de ces appliqués, ces imperturbables que l’existence laisse froids, eux dont les yeux assurés jamais ne viendront s’équarrir, comme l’écrit Marie de Quatrebarbes, comme des quilles, avant de s’envoler tourterelles, devant l’étrangeté parfois un peu terrible de notre quotidien.
En fait si l’écriture ici peut paraître un peu folle, ce serait à la manière dont Créon dans la pièce d’Anouilh reproche à sa nièce intraitable de ne pas savoir se contenter de ce pauvre mot de bonheur qu’il lui définit comme un plan d’épargne écureuil ! Car ce qu’on sent, ce que je sens le plus chez l’auteur de La vie moins une minute c’est le même sentiment d’urgence à vivre que manifeste la petite noiraude entêtée d’Antigone. La vie, écrit-elle (p. 30), on a ça dans le sang. Pas question de la rater. De passer à côté ! Même pas d’une minute. On en veut plus ! Pas moins !
C’est pourquoi je fais le pari, qu’en dépit de toutes ses étrangetés, ses brisures, ses ellipses, ses collages improbables, ses discordances, ses petites voix un peu voyous d’enfance, l’impossibilité aussi devant laquelle il nous met de nous imaginer un quelconque scénario biographique, le livre diffracté de Marie de Quatrebarbes a de quoi vraiment intéresser des lecteurs qui n’en sont pas encore à gérer des carrières mais retournent dans leur tête les mêmes et toujours essentielles questions (voir p. 42), cherchent toujours de nouvelles réponses à leur vie de travers. Avec pour seule ambition celle de rester vivant, vivante jusqu’au der-des-der, n’ayant d’autre assurance de l’être que le rire qu’ils lancent. Les larmes qu’ils retiennent. Le cul pris entre deux chaises. Bien décidés quand même à ne répondre à la lourdeur des exigences de la vie que par la légèreté d’un style. La liberté d’une grimace. Le drapeau toujours bien hissé d’une enfance.
Je photo-synthétise à foison / mais c’est là ma maison / quand les morts font du vide autour / j’enregistre les paroles // C’est moi la machine. Je ne sais plus trop qui, dans un livre récent que j’ai lu, comparaît les poètes, les artistes en général, aux canaris qu’on mettait autrefois dans les mines pour alerter les mineurs sur la modification de leur air. L’artiste serait ainsi celui dont le trouble, le malaise, la révolte feraient pour nous signes que notre environnement commence à devenir irrespirable. Pour Marie de Quatrebarbes, comme pour une artiste dont je la sens proche et qu’elle me semble évoquer page 55 de son livre, Edith Azam, peut-être que la poésie peut même aller plus loin. Elle pourrait être cette machinerie organique, sensible, de mots, de rythmes, de figures, ce jeu toujours ouvert et dynamique de représentations capable de rendre - même aux perdus d’hiver - la vie plus respirable.
[1] Cette note a paru initialement sur le blog de Georges Guillain