J’apprends l’hébreu de Denis Lachaud, par Pascal Gibourg
J’apprends l’hébreu de Denis Lachaud vient de paraître aux éditions Actes Sud.
De Denis Lachaud vient également de paraître, aux éditions du Chemin de fer, L’homme inépuisable, avec un bel accompagnement graphique d’Ulrika Byttner.
Face à un propos incompréhensible, on dit parfois que c’est de l’hébreu. L’hébreu résiste, comme une réalité qui ne se laisse pas saisir, rationaliser. On ne reconnaît pas les formes de son alphabet, on ne sait pas identifier ses sonorités. Pour paraphraser Frédéric, le narrateur principal du livre de Denis Lachaud, je dirai qu’au contact de l’hébreu, toutes les perspectives s’inversent : on lit de droite à gauche ; certains liens entre les mots demeurent secrets, invisibles ; le verbe être ne se conjugue pas au présent. « Désormais, je ne suis pas. » C’est fantastique, et ce fantastique fait de moi une créature hybride dont les propriétés anatomiques ont quelque chose de singulier, pour ne pas dire d’anormal.
Frédéric est un jeune homme de dix-sept ans qui déménage souvent en raison du travail de son père : Paris, Oslo, Berlin, Tel-Aviv. Déplacement géographique, voyage dans le temps. Il nous fait part de ses impressions, de ses découvertes. Habitué à ne pas comprendre, il enregistre avec un dictaphone, ce qui lui donne la possibilité de revenir en arrière. Quand ce n’est pas lui qui parle, une autre voix prend la place de la sienne, celle d’un narrateur omniscient. Effet d’instabilité garanti. Sans compter que si le récit se projette dans le futur, les expériences antérieures font retour : le narrateur évoque la famille Queloz passant à vélo à proximité du mémorial juif de Berlin, Frédéric se souvient d’une nounou, d’un copain... Le jeune étudiant lit Bergson. On ignore quel ouvrage. Je fais l’hypothèse du livre de conférences : La Pensée et le mouvant. Un jour, il découvre à l’occasion d’un chantier en pleine rue que sous l’asphalte, il y a du sable. Tel-Aviv est bâtie sur des dunes. Et puis je ne l’ai pas encore dit, mais Frédéric entend des voix. « Mon œil gauche est une oreille et mon oreille écoute ce qui bruisse d’humain. » Il pénètre l’intimité des gens, radiographie leurs pensées. Quelquefois des voix le visitent, un être humain vient doubler son existence et l’accompagne dans les rues de la ville, sur la plage il parle tout seul. Ses parents s’inquiètent, surtout sa mère. Son père va courir au bord de la mer. Le jeune homme aussi se fait du souci, mais c’est quand il n’arrive plus à pénétrer par effraction dans l’intimité des autres. Il apprend l’hébreu. Tout seul. « Ça change toutes les perspectives. » Mais ça je l’ai déjà dit. Un jour il découvre que l’arabe aussi s’écrit de droite à gauche. Il est désespéré. L’infini le déborde. Comment comprendre, saisir ? Comment trouver sa place ?
Autour de Frédéric, des personnages. Frère, sœur, voisins. Il s’approche d’eux, recueille leurs paroles. C’est comme une danse, un ballet. Quand les jambes lui manquent ou quand il veut épier, il déclenche son dictaphone. Les doubles sont souvent des auxiliaires, ils nous aident à accomplir quelque chose. Ils nous secondent, nous encouragent. De ce point de vue, même quand le dédoublement confine à la folie, il relève encore d’un pouvoir, d’une puissance. En usant du dictaphone, ce n’est pas seulement lui ou son interlocuteur que Frédéric dédouble, c’est tout le réel. Il double le réel d’une enveloppe destinée à recueillir ce qui lui échappe, il dédouble l’instant, le présent, il le destine à un avenir qui est pure virtualité. Le présent tient grâce à ce filet. L’instant est comme dopé. L’oreille d’un dieu recueille et transcrit toute la richesse et le mystère de la vie. C’est le miracle de l’enregistrement. On ne vit plus que pour lui, pour connaître l’éblouissement que la vérité qu’il contient produira nécessairement quand on s’exposera à ses feux. Enregistrer, photographier, filmer, écrire aussi, autant de pratiques productrices de sens, quand bien même s’apparenteraient-elles à des manies, voire à des formes de perversion. Le livre de Denis Lachaud n’a pas pour sujet les technologies virtuelles mais plus exactement la virtualité de l’existence, le dédoublement des présences, le différé du sens que la technologie n’invente pas mais révèle. L’écriture est une technique, un mode de représentation, de signifiance mais aussi un mode d’être (mais dans quel temps, selon quelle langue ?). Dans ce livre, il y a une femme israélienne, juive, venue d’Allemagne et qui fut déportée. Depuis son installation en Israël, elle a changé de nom. Elle a changé son nom allemand de Herzberg en un nom hébreu, Lev. Evidemment, cela n’a pas suffi à effacer les souffrances ni à combler les manques mais cela y a contribué. Parmi ceux-ci, elle nomme le yiddish. Plus que comme langue secrète, elle le désigne comme langue perdue. Cependant il y a un rapport. Ne peut-on voir dans toute quête linguistique la recherche d’une langue magique, capable d’appeler la vie par son nom propre et de la faire venir, revenir ? Dans la tête de Frédéric l’apprentissage de l’hébreu ne vise pas un accès au bonheur mais une forme d’émancipation, notamment de sa famille.
Plus un être se rapproche de sa vérité, plus il apparaît aux autres comme menacé. Il s’emballe, en lui tout s’agite, bouillonne, la folie le menace ou lui tient lieu de raison de vivre. Frédéric veut savoir ce que c’est qu’un territoire, comment les autres font pour se l’approprier. Il y a les Juifs, il y a les Arabes, il y a leur langue respective et puis il y a le sentiment d’être chez soi, la peur de franchir un seuil, la perspective de cohabiter, d’être bien partout ou de n’avoir pas de territoire à soi. Beaucoup de gens en Israël ont quitté un territoire pour un autre et, au fond de lui, Frédéric sait qu’il doit lui aussi rejeter ce qui lui est propre pour s’approprier l’inconnu, pour l’aborder, le conquérir. Au regard de sa méthode d’apprentissage, même s’il arpente une partie de Tel-Aviv, il semble que son territoire soit principalement celui de l’écrit. Il entre dans le livre comme dans une image, il en ressort comme une créature de fiction. Non, il n’en ressort pas, il habite la fiction, elle est son territoire. Frédéric est un territoire à lui tout seul, il est un territoire où fiction et réalité dialoguent, il devient un nom pour dire la peur, l’excitation, la folie peut-être mais aussi la raison, le tout dans plusieurs langues, il est un multiplicateur de langues, de mondes, d’alphabets. Il est quelque chose qu’on ne peut pas tenir entre ses mains, un virus peut-être, un espoir, un rêve collectif ou un délire. Il est quelque chose qui se tient devant nous et qui exige qu’on retourne la langue sur elle-même pour faire passer son dedans au dehors, tellement elle étouffe, comme un ventre, une maison, une famille, un Etat ou une prison. Frédéric est le nom d’une porte par laquelle il est permis d’entrer. Une porte qui donne sur le vide, un mur ou un peuple à venir, une langue nouvelle de laquelle on aurait banni les mots d’annexion, de prisonnier, d’occupation. En somme, Frédéric est le nom d’un effort, le nom d’un défi.