Les Lieux et la poussière de Roberto Peregalli
Dans son dernier essai, Roberto Peregalli reprend la question. Il interroge la nature des espaces où l’on vit et des matériaux qui les composent. La douzaine de chapitres qui structurent son livre forme une mosaïque, focalisant le regard tantôt sur les façades des maisons, tantôt sur la lumière, les vitres, etc. L’auteur ne cherche pas à taire son amertume, il regrette ouvertement un art de construire et de vivre qui ont disparu. Pour faire l’éloge d’une beauté imparfaite, celle d’un passé aux contours irréguliers, à la surface trouble et poussiéreuse, il recourt logiquement à l’imparfait. Évoquant les fenêtres d’hier qu’il oppose aux baies vitrées d’aujourd’hui (sans parler des PVC), il écrit :
« Les vitres étaient généralement petites, souvent redivisées par des baguettes de bois de façon à recadrer le monde à travers une "grille", un quadrillage. Elles étaient fines, un peu irrégulières, faites à la main. Le dehors, on l’apercevait au travers d’une loupe légèrement imparfaite. »
Pour dire le malheur architectural qui est le nôtre, il opte pour le présent :
« Les verres sont devenus aussi épais que les murs, qui, eux, sont fins comme du papier de soie. Nous n’entendons plus ce qui se passe dehors. Le souffle du vent, une rue dans la ville, le bruit d’un moteur. En revanche, nous savons parfaitement ce que font nos voisins, leurs cris, leurs gémissements amoureux, leurs allées et venues. L’éloignement du monde extérieur nous a rapprochés d’une façon dramatique. Les murs ne nous protègent plus, ils ne sont plus le refuge nécessaire à notre repos et à nos pensées. »
Évidemment, à opposer systématiquement le passé au présent on risque de simplifier la donne et de passer pour un fichu réactionnaire. Pas sûr que nos pensées n’aient pas autant besoin de bruit et de fureur que de calme et de solitude pour se déployer. Mais je partage en gros le constat : des murs lisses et uniformes, un monde clair et transparent avec pour envers une peur bleue de la nuit qu’on suréclaire pour mieux voir dans le voisin qu’on croise le violeur du journal télé (on entretient la peur qu’on voudrait dissiper). À la beauté de l’imperfection (sous-titre du livre), notre époque préfère très certainement la monotonie du sans défaut, du contrôlé, du normé, l’artifice du sûr, du safe, du secure (moins polysémiques). Et en dehors de mesures économiques prescrivant aux municipalités de réduire drastiquement l’éclairage des bâtiments et des rues (on en parle), on ne voit pas comment la nuit pourrait reconquérir ses droits. Bien sûr, c’est l’économique qui dirige tout. Et on n’est pas à une incohérence près. D’un côté on fait des maisons ou des immeubles plutôt moches et qui ne résistent pas toujours aux séismes, d’un autre on dépense des fortunes pour installer des radars et des caméras. Bien sûr, j’exagère.
Heidegger figure en exergue de ce livre. Le Heidegger « poète », pas celui de l’être-pour-la-mort d’accord pour envoyer au casse-pipe une partie du peuple allemand en vue de faire rayonner sa grandeur (certains refusent de faire la part des choses) ; plutôt celui qui voit dans l’errance et la naissance de la parole les moyens d’ouvrir un lieu à ce qu’il est ou promet (la clairière de l’être, etc.). Peregalli reprend au philosophe sa conception du temps comme substance de l’être. « Le temps est notre chair. Nous sommes pétris de temps. Nous sommes le temps. » Il cite aussi la Genèse, opérant un court-circuit qui brouille un peu les cartes quant à la question de savoir ce qu’il en est de notre subjectivité une fois notre corps réduit à rien : « Tu es poussière et poussière tu redeviendras. » L’auteur ne cherche pas tant à humilier l’homme (à le ramener à l’humus) qu’à donner un droit de cité à ce qui vit et partant s’altère. On pourrait reconnaître un fond phénoménologique à ce livre, une attention portée aux phénomènes de la perception : un nuage de poussière éclairé par un rayon de soleil, un objet qui se métamorphose en fonction de la variation d’une source lumineuse... Peregalli milite pour la mélancolie de la bougie et du néon contre le spot (l’architecture et la décoration ont à voir avec sa profession). Il s’attaque aux designers auxquels il reproche de s’occuper de la forme des lampes au détriment de leur lumière. Il met l’accent sur ce qui varie, évolue, vieillit voire se décompose (les ruines). Même si je me sens pour une part solidaire d’un tel parti pris, une moitié de moi, la plus ironique sans doute, ne peut s’empêcher de questionner : vivez-vous dans une maison délabrée, une ferme éventrée, un tonneau ou une jarre, à la Diogène, lequel, lui aussi, de même que le personnage du Nostalghia de Tarkovski que vous citez, se promenait la journée avec une bougie à la main ? Plus sérieusement, que fait-on d’un quartier qui se dégrade, d’immeubles vétustes ? On peut déserter des villages de montagne, les abandonner, mais en ville, a fortiori avec les problèmes de logement actuels, on ne laissera pas un immeuble vide, on l’habitera, fût-il miteux. Et quand un plafond s’effondre, un morceau de toit... Évidemment, entre laisser un quartier à l’abandon et virer les gens pour en faire un centre commercial ou un immeuble chic, il y a de la marge.
Peregalli consacre un chapitre aux ruines. Il n’a pas la nostalgie des romantiques qui s’extasiaient devant des constructions parfois volontairement inachevées - colonnes brisées, églises à ciel ouvert -, mais il fait néanmoins l’éloge des ruines en tant qu’elles désavouent les valeurs d’une société marchande qui fait rimer sens et achèvement, prix et fonctionnalité. L’inutile, l’inachevé, le déchet trouvent grâce à ses yeux. Tout ce qui s’offre à l’expérience comme l’occasion de rompre la continuité du temps se trouve investi d’une puissance révolutionnaire, poétique et peut-être même politique, si l’on veut bien voir dans le retour de ce qui est refoulé ou oublié le moteur d’une revendication présente (la justice). Il convoque Pasolini, comme pour s’inscrire dans une filiation d’anti-modernes rejetant tout phénomène de mode comme étant superficiel (les rebelles aux cheveux longs pour Pasolini, les bobos en costumes noirs pour Peregalli — mais si les babas cool voulaient changer le monde, les branchés n’en manifestent visiblement pas le désir, limite de cette comparaison). Il s’insurge contre l’acharnement des pouvoirs espagnols à achever la construction de la Sagrada Familia, l’absurdité des autorités d’Éphèse déterminées à reconstruire le temple d’Artémis, bref, toute une tendance à muséifier le patrimoine pour en faire un spectacle à touristes. Il écrit : « Dans un monde qui théorise les guerres "intelligentes" et les objectifs "ciblés", la barbarie n’est plus faite de destructions mais de constructions. » (Vrai, à condition de ne pas être afghan, hier irakien ou libyen — dégâts collatéraux pour ne pas dire morts de civils : oui, on tue des gens, des innocents, sans notre avis mais avec notre argent.)
Une irritation qui tend à se confondre avec une forme de nihilisme affecte la réflexion de Peregalli. Tendance qui peut indisposer dans la mesure où le lecteur devient malgré lui dépositaire de la mauvaise humeur dont l’auteur se libère. Mais il serait dommage d’en rester là, car certains rapprochements ainsi qu’une mise en perspective historique de traits esthétiques propres à notre modernité convainquent du fait que le capitalisme marchand et financier est bien une entreprise de négation du temps, voire de l’histoire. Des objets lisses, recouverts d’un vernis protecteur bien que conçus pour ne pas durer, s’apparient effectivement très bien avec des corps imberbes ou liftés. Beauté factice, artificielle, faisant rupture avec une tradition de l’ornementation qui avait sans doute vécu mais qui a laissé la place à une sorte de standardisation, d’anonymat où l’expressivité se fait rare. L’auteur écrit :
« L’Occident, qui, par rapport à l’architecture orientale ou islamique, a toujours eu une conception plus plastique et plus démonstrative de la construction, a produit au cours des siècles et donné à voir une infinité d’ornementations possibles. Du style dorique des Grecs jusqu’au roman, au gothique et au baroque, il a exalté et renouvelé le dessin avec une force permanente et a remplacé la sobriété métaphysique de l’Orient et de l’Islam par une plasticité frémissante où chaque trait est essentiel. Après, néoclassicisme, néogothique et éclectisme fin XIXe ont probablement mené l’Occident dans une impasse, où l’accumulation d’ornements n’a plus été digérée par les styles de l’architecture et, peu à peu, elle a été bannie des lieux et des objets. L’équivoque profonde vient du fait que l’ornementation, de toute façon, est partie intégrante de toute forme et ne peut en aucun cas être supprimée. Si l’architecture moderne s’est tant intéressée, au début du XXe siècle, à l’architecture japonaise conçue trois siècles auparavant, c’est sur cette même équivoque. L’adaptation qui en a été faite et l’influence qu’elle a subie sont une trahison dans la mesure où la cérémonie de l’épurement inhérente à l’ornementation japonaise est devenue, de manière abstraite, pure suppression. »
Le constat est sévère. On ne peut nier certaines réussites de l’architecture contemporaine. En revanche, on peut s’interroger sur la faculté d’adaptation de certains bâtiments à leur environnement. Une esthétique de la rupture semble prévaloir. Peregalli parle d’une architecture du cri, laquelle se serait substituée à une architecture de l’écoute. Il y a peut-être de l’excès dans ce jugement, mais si l’on songe à ce que notre époque léguera aux générations futures en termes d’habitat, on prend peur. Il ne restera rien, hormis quelques constructions monumentales où l’on passe mais que l’on n’habite pas (un musée, une bibliothèque, un jardin vertical ou une tour immense abritant des bureaux en série...).
Je ne l’ai pas encore dit, mais Les Lieux et la poussière est un livre ponctué de vignettes noir et blanc représentant aussi bien une façade décrépite qu’une série de fenêtres donnant sur un jardin, une salle de bal éclairée par un lustre ou une cour intérieure jonchée de gravats, des édifices plus ou moins gigantesques (comme la BNF), des intérieurs (comme celui de la villa Katsura, une villa japonaise), un musée ou encore un escalier biscornu. Tout un parcours, duquel il ressort qu’à défaut de se remettre à l’écoute de ce qui n’a pas forcément vocation à servir mais à produire des rythmes, c’est-à-dire aussi bien des pleins que des creux où le temps se dépose, on se dirige sans états d’âme vers un monde de plus en plus hostile et inhabitable où le plaisir et la beauté, pour problématiques que soient ces notions, n’auront plus guère de raison d’être, à moins d’être marchandables et de se donner tout de suite, sans délai, immédiatement. Certes, vouloir que le dehors ou la nature soient un « chez soi » à l’heure où beaucoup d’entre-nous sont mal logés voire carrément à la rue a quelque chose d’anachronique. Peregalli fustige la barbare appropriation dont l’homme est l’auteur, ce que Heidegger appelait l’arraisonnement de la nature et sa soumission à une exploitation comptable (les gestionnaires n’auront pas réponse à tout et il clair qu’à ne voir dans notre environnement qu’un stock de marchandises ou un potentiel énergétique, on ne prend pas le bon chemin). En effet, une même exigence sourd des lieux livrés aux touristes comme à ceux laissés aux plus démunis : qu’on les écoute, qu’on les regarde, qu’on prenne le temps de les habiter et qu’on les soigne au besoin (je parle des lieux, mais les gens aussi ont besoin d’écoute et de soin — le care). La vie animale, végétale et minérale souffre d’une exploitation sauvage dont on ne peut nier aujourd’hui les limites. Ce n’est pas seulement un art de vivre qu’on semble avoir sacrifié mais certaines conditions nécessaires au maintien de la vie elle-même. Il est grand temps de rétablir un dialogue entre les gestionnaires de l’habitat sur terre et ceux qu’on pouvait jadis appeler les tenants de l’être. Roberto Peregalli semble à certains moments regretter qu’on ait perdu tout rapport au sacré comme au respect des êtres et des choses. De son côté, Giorgio Agamben a montré, notamment dans Qu’est-ce qu’un dispositif ?, que l’important n’était pas tant d’isoler des choses ou de séparer des lieux pour les protéger que de restituer à un usage commun, à une échelle humaine, à des sujets politiques, ce qui confère sens et valeur à la vie : ce qu’on appelait divin et qu’on ne sait plus trop comment appeler aujourd’hui, en tout cas qu’on a peine à discerner au sein d’un univers marchand qui détruit systématiquement ce qu’il produit (objets, richesses, emplois), et ce à la stupéfaction de ceux-là mêmes qui prétendent le contrôler. Voilà pour le principe, reste la question du comment...