Michèle Sales | Duras, la mer écrite

Ce texte a été écrit en préalable à un travail de fiction, L’Avenue de la mer

Il pleut sur la mer. Sur les forêts, sur la plage vide. (...) Ils arrivent en criant, ils traversent la pluie, ils courent le long de la mer, ils hurlent de joie, ils se battent avec le sable mouillé.

Question d’âge, de génération, vous auriez pu être ma mère Marguerite Duras. Heureusement, pour vous et moi, je n’étais qu’un de ces enfants de colonie qui descendait sur la plage. Pluie, ou soleil. Mais auriez-vous vu une petite fille ? Vos enfants sont les garçons. Seulement les garçons. C’est maintenant que je me rends compte. On a vu vous et moi, en même temps, et pendant longtemps la même mer, les mêmes plages, les mêmes ciels, les mêmes mouettes, ou d’autres, parfaitement semblables.

Vous auriez pu me voir aussi comme un de ces enfants à parents et voiture qui se réfugiaient dans la buée de la gare routière, qui passaient sur la route vers Honfleur, qui visitaient tremblants – ou indifférents - les grands cimetières américains, anglais, canadiens.

Vous auriez pu me voir grandir, d’été en été, il y en eut de très beaux, et de très mauvais, pourris, on dit été pourri.

Je ne peux pas croire qu’on ne se soit pas un jour croisées, Yann Andréa conduisant, vous à côté, sans doute. Je peux même vous dire que vous ne m’avez pas vue.

Simplement ce que vos yeux voyaient, les miens plus jeunes s’en sont imprégnés. Ce que je retrouve dans vos textes, ce sont nos ciels, notre lumière, notre sable, notre mer, et je croyais que tout ça ne pouvait être qu’à moi.

Juste cette surprise : ce qu’on partage.

Chaque jour on regardait ça : la mer écrite. Là j’attends de comprendre. La mer écrite. Elle s’en moque bien, la mer qu’on l’écrive, qu’elle soit écrite. Je préfère qu’elle résiste à ça, à toute tentative pour en faire une chose écrivable.

La mer est complètement écrite pour moi. C’est comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force d’être pleines, illisibles à force d’être écrites, d’être pleines d’écriture.

Nous on avait des cahiers de vacances, remplis très vite les jours de pluie pour la conscience tranquille. La mer restait en dehors. Ou alors les années d’examens à réviser. Mais on allait voir la mer justement pour s’en vider, du trop plein d’écriture.

Et puis, si peut-être, parfois, on dessinait sur le sable des plans de maison, on écrivait nos noms, et des initiales secrètes, dans des coeurs si gros qu’il fallait les voir d’avion. La marée montante avalait tout ça. Pleine d’écritures la mer ?

Vous avez vu les toiles d’araignées, là, dans la grande salle à manger ? Qu’est ce que vous voulez faire, je n’ai jamais trouvé un bâton assez haut pour atteindre le haut, alors on les laisse, on s’y habitue.

Les parents enlevaient les lourds volets de bois, encore à repeindre cette année, organisaient des courants d’air qui n’enlevaient pas l’odeur de maison fermée.

Des araignées, il y en avait partout quand on ouvrait la maison vide depuis le dernier été. On les chassait à grands coups de néocide liquide, de balais, de torchons, de hurlements d’effroi et de rires. On sautait le plus haut possible sur les petits lits de pensionnat, achetés au brocanteur. Ils avaient meublés la grande maison vide sans fenêtres, ouverte au vent de mer dans laquelle on n’osait pas entrer. A nos questions on répondait que ce n’était pas pour les enfants, une histoire de guerre.

L’histoire. Elle commence. Elle a commencé avant la marche au bord de la mer. Le cri, le geste, le mouvement de la mer, le mouvement de la lumière. Mais elle devient maintenant visible. C’est sur le sable que déjà elle s’implante, sur la mer.

A d’autres âges on a marché sur la plage, infiniment, la main dans une autre main, les ombres projetées immenses devant nous. On allait plus loin, au bout, là ou la plage finissait dans l’un des petits estuaires par des sables sculptés par le vent. Il y avait des creux abrités, des oyats, plus personne.

Oui, ils sont du côté de la mer, ils marchent ou ils avancent avec la mer. Leurs mouvements sont des mouvements de marée. Ils sont face à la ville, et la ville se présente comme monolithique, comme un bloc. Ils ne s’ennuient pas. Ils marchent avec intérêt. Leur regard c’est un regard pur, un regard sans aucun support : regarder la mer, c’est regarder le tout. Et regarder le sable, c’est regarder le tout, un tout.

Au loin la ville. On ne reconnaît plus rien. Un arc – on est le centre – demi-tour, l’horizon côté mer, un arc – on est le centre -. Ivres.

" Bleu. Elle est. C’est indéniable. C’est bleu.

Tout est devenu BLEU. C’est bleu. C’est à crier tellement c’est bleu.

C’est du bleu venu des origines de la Terre, d’un cobalt inconnu.

On ne peut pas arrêter ce bleu, ces trainées de poussière bleues des cimetières des enfants. On souffre. On pleure. Tout le monde pleure.

Mais le bleu reste là. Acharné.

Le bleu des enfants comme celui d’un ciel.

Oui, ce bleu frais des mers du nord, le ciel comme une layette. Pouquoi ces cimetières, ces enfants morts ? A Colleville, ils sont alignés sous les croix blanches dans un grand terrain qui s’incline vers la mer. Des milliers de croix blanches, on croit que le cimetière continue dans le ciel, dans la mer. Pour vous Marguerite, ce sont des enfants. Pour nous, la génération d’après, ce sont des soldats, jeunes sans doute, mais assez grands pour avoir fait la guerre. Les parents nous montrent les vestiges, les musées, les morts, milliers de mort. Pour eux c’est leur histoire récente. Nous, très loin, nouveaux. On apprend par coeur les noms, Omaha, Utah, Gold, Juno, Sword, noms de code des plages. Pour nous, c’est Luc, Lion, Courseulles, Arromanches, Saint Aubin, Riva-bella, Franceville, Le Home.

Les maisons poussent sur les champs de bataille, construites par les contremaîtres des usines parisiennes. On peint les volets en bleu. La vie gagne.

La première visite aux tombes. On regarde, on lit les noms, l’age du mort, l’ombre des croix dans l’eau du fleuve. Puis on parle de la mort. Et puis on se tait. Que feriez-vous d’autre, vous ?

Qui êtes-vous, vous, sans cet anonymat, cette patrie fraîche, moderne, celle des autres morts, celle de cette enfance morte au combat avec son corps.

Et puis on parle encore de la mort. On ne peut plus s’arrêter de lire les noms dans la forêt des enfants morts de la guerre.

Qui êtes-vous, qui seriez-vous dorénavant sans ces enfants-là ? C’est à n’y rien comprendre ?

Oui, c’est ça. On comprend plus. Mais Rien. Alors tout se ressemble et se pleure.

On regarde les croix, les stèles de marbres, les noms et les prénoms étrangers. Un grand silence, juste le vent, et ce soleil d’été qui devrait être gai. On se tait, on sait qu’on ne peut pas comprendre. On voudrait vite partir, rejoindre la voiture, rentrer à la maison, aller se laver de tout ça dans la mer.

LA MER MAIS ETALE - LE JOUR, MAIS GRIS.

Aujourd’hui la mer est mauvaise sans plus. Hier il y avait de la tempête. Loin elle est parsemée de brisures blanches. Près, elle est pleinement blanche, blanche à foison, sans fin elle dispense de grandes brassées de blancheur, des embrassements de plus en plus vastes, comme si elle ramassait, emportait vers son règne une mystérieuse pature de sable et de lumière.

Du dedans on la connaît la mer, on essaye.

Mer grise ou verte dessus, écume blanche, puis de plus en plus jaune. Les vagues en transparence. On plonge les yeux ouverts, la vague agite le fond en soulevant un nuage de sable ; on suffoque, on ressort la tête, on n’a rien vu, on recommence. Debout dans l’eau jusqu’à la taille on scrute ce qu’il y a dans le ventre des vagues. Algues. Fucus vésiculeux (on fait éclater les yeux entre les doigts, il y a une goutte de gelèe épaisse). Laminaires (longues lames brunes épaisses, arrachées du fond par les tempêtes, on se fait des pagnes, des baudriers). Salade de mer (perruques). Méduses roses.

L’odeur des algues pourrissant au soleil.

Raisin de mer : grappes noires – dans chaque grain une seiche minuscule, grosse comme la moitié d’un ongle d’enfant - on porte solennellement dans l’eau ces pauvres bébés avant que les mouettes les gobent.

Les marées formidables d’ici ; à marée basse, on a trois kilomètres de plage, comme des contrées, des pays de sable, complètement interchangeable ; le pays de personne, voyez, sans nom.

Coques, praires, amandes de mer, palourdes, tout ce qu’on trouve dans le sable, à pleins seaux. On refuse d’en manger. Chercher, encore et encore, les ongles usés au sang, les genoux lisses comme des joues, polis par le sable.

Os de seiche d’un blanc pur, forme parfaite, on en ramasse des sacs pour les poules. Bancs de coquillages vides, moules, coques, huitres, couteaux, pétoncles, ailes d’anges.

Notre pays, ce pays, Marguerite, pays de sable mouillé, d’îles et de rivières qu’on creuse et qu’on détourne.

Les mouettes sont tournées vers le large, plumage lissé par le vent fort. Fondues à la tempête, elles guettent la désorientation de la pluie.

Sous la pluie, on court et on crie comme les mouettes, on leur lance des coques qu’elles saisissent dans le bec, elles s’envolent, laissent tomber le coquillage sur un banc de sable dur, la coquille s’ouvre, elles plongent et avalent à coups de bec la chair nacrée et rose.

Notre pays, ce pays, Marguerite, le pays des enfants et des oiseaux.

Que sont les soirées devenues, oisives et lentes de l’été, étirées jusqu’à la dernière lueur, jusqu’au vertige de l’amour même, de ses sanglots, de ses larmes ? Soirées écrites, embaumées dans l’écrit, dorénavant lectures sans fin, sans fond. Albertine, Andrée étaient leurs noms. Qui dansaient devant lui déjà atteint par la mort et qui cependant les regardait, et qui cependant qu’il était là, devant elles, déchiré, anéanti de douleur, écrivait déjà le livre de leur passé de leur rencontre, de leur regards noyés qui ne voyaient plus rien, de leur lèvres séparées qui ne disaient plus rien, de leurs corps embrasés de désir, le livre de l’amour ce soir-là à Cabourg.

Sur la plage on s’allonge en rond autour d’un gros transistor. On écoute Salut les copains, Daniel Fillipachi, Frank Téno. Le jingle. Sylvie, Johnny, Eddy, Beatles....

La petite bande de l’escalier du bout. Salut les copains c’est à cinq heures. Même s’il reste une heure ou deux de soleil, il fait déjà plus frais. Deux s’assoient en même temps ; sur les serviettes le même livre deux fois. Ils se regardent, surpris. Pas courant, Proust sur la plage, en double, autour du transistor. Ils ne se connaissent pas. On roule les serviettes, on secoue le sable collé aux genoux, ils se parlent ; demain on va faire un tour ensemble à Cabourg, à pied, on regardera par les vitres du Grand Hôtel sur la jetée. Tous ? non, juste ceux qui...

Tu en es où toi ? Même page, même chapitre. Une histoire d’amour de vacances. Un soir on dansera en robe rose et on ira regarder la lune sur la mer.

Quand j’écris sur la mer, sur la tempête, sur le soleil, sur la pluie, sur le beau temps, sur les zones fluviales de la mer, je suis complètement dans l’amour.

les textes en italiques sont empruntés à Marguerite Duras

Michèle Sales

11 mai 2003
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