« Pas maintenant ma douleur »

Bonsoir les choses d’ici-bas, roman d’Antonio Lobo Antunes traduit du portugais par Carlos Batista [1], a paru chez Christian Bourgois éditeur en 2005 ; collection Points, 2009.

La revue Inculte a consacré un dossier à Lobo Antunes, avec des articles d’Arno Bertina, Lydie Salvayre, Maxime Berrée, Carlos Batista dans son numéro 11 de septembre 2006.

Lire aussi l’entretien avec Alain Nicolas paru dans L’Humanité en 1995.


« En prenant en compte des histoires singulières, on sort de l’homonymie entre l’histoire comme processus d’évolution nécessaire et l’histoire comme récit synthétique des enchaînements de causes et d’effets. »
Jacques Rancière [2].

 

— … et j’ai lu Bonsoir les choses d’ici-bas, un roman de Lobo Antunes.
— Il raconte quoi ?
— L’histoire a-t-elle de l’importance ?
— Quand même…
— Tu as raison. Je te lis d’abord la quatrième page de couverture : « La mission des fonctionnaires paraissait simple : quitter Lisbonne pour l’Angola et récupérer une cargaison de diamants. Mais l’ancienne colonie portugaise, ravagée par la guerre, a sombré dans le chaos et est tombée aux mains d’une poignée d’individus qui attisent les haines. Sur cette terre de cauchemars, les missions ne sont jamais simples et toujours mortelles. »
— As-tu choisi de le lire à cause de ce résumé ?
— Non. De ce romancier portugais j’ai déjà aimé lire N’entre pas si vite dans cette nuit noire et Que ferai-je quand tout brûle ? en raison de la complexité de leurs histoires et de la façon délicate dont Lobo Antunes les agence. J’ai aussi le goût des lectures sans fin.
— Ce roman a combien de pages ?
— Presque huit cents.
— Ah oui, un pavé !
— La délicatesse est lente, tu le sais bien… Dans ce roman, une jeune fille impatiente ne cesse de répéter à son père : « Tu en mets du temps à raconter une histoire », j’y vois un clin d’œil du romancier à ses lecteurs.

             Ne plus savoir

             L’incertitude quant aux circonstances d’un récit peut être le fait d’un narrateur non identifié. « La chose se passe en 1923 ou 1924, à Hambourg, je crois [3] », écrit Danilo Kis dans « Honneurs funèbres », une des nouvelles de Encyclopédie des morts. Elle peut être le fait d’un personnage. Dans Les deux rêves, un récit court d’Honoré de Balzac, le personnage (sans nom) qui conduit la narration à la première personne dit : « Un soir, c’était, je crois [4], en août 1786… »

             La première phrase du roman de Lobo Antunes, « je ne sais plus », est prononcée par un personnage nommé Seabra, un des fonctionnaires envoyés par Lisbonne en Angola. Elle relève moins d’une mémoire qui s’efface – « [je l’ai su mais] je ne sais plus » - que d’une parole qui s’est égarée dans le réel :

Je ne sais plus si elle m’a dit
— Ma maison était là
ou
(peut-être)
— Il y a vingt ans
ou
(possible, mais je n’en suis pas sûr)
— J’ai vécu ici
ou alors rien de tout ça, elle s’est contentée de traverser Muxima à mes côtés, en marchant devant moi je crois [5]
(oui, légèrement devant moi)
avec une baguette ou une tige de bambou à la main, sans quasiment me regarder
(ça, je m’en souviens)

égarée dans les balancements du temps et de l’espace :

je ne sais plus si elle m’a dit
— Il y a vingt ans nous
ou
— C’est ici que mon oncle
ou si j’imagine l’avoir entendue me dire
— C’est ici que mon oncle

             D’où en incises ou entre parenthèses, des ajouts : précisions, doutes, commentaires - une exégèse de l’ignorance. D’où aussi des reprises, phrases complètes ou parties de phrases, dans l’hypothèse qu’une première formulation, même hésitante, s’avérera d’avoir déjà été dite et donnera assez d’assise pour continuer :

elle m’a montré tout ce qui n’était plus, de même qu’il n’y avait presque plus de Luanda, plus d’Angola, plus d’Afrique, rien qu’un second oiseau déchiquetant le cadavre d’un second soldat

             Seule la forme négative peut parcourir ce paysage en voie de décomposition, énoncer ce qu’il a été par soustractions, au moins ça. Car ce que savent ou croient savoir les deux personnages, Seabra et Marina, disparaît, s’enfouit dans ce qu’ils ont sous les yeux : « un second oiseau… un second soldat ». D’où des inventaires, des descriptions eux-mêmes abandonnés aux lacunes de la perception.

             Effacer les traces

— Au dos du livre il y a cette phrase, une citation, qui revient tout au long du roman : « Il s’agit de se rendre en Angola pour un petit travail, une mission de routine, trois ou quatre jours maximum afin d’effacer les traces. »
— On dirait un roman d’espionnage de John le Carré…
— Espionnage et contre-espionnage, guerre de décolonisation et chaos de l’indépendance, intrication des affaires privées, des objectifs militaires et des enjeux commerciaux, il y a tout cela mais ce n’est pas un roman de genre. Lobo Antunes fait partie de ces écrivains dont la forme romanesque a donné une nouvelle lecture du monde et de l’histoire.
— Ce qui signifie ?
— Une nouvelle interprétation, une nouvelle façon de les décrire et de les raconter. En articulant autrement les récits qu’on en a fait jusque-là, il nous fait entendre ce qui était resté inaudible.
— De l’inouï ?
— Oui. On devrait lire ses romans comme on écoute un opéra, après avoir lu le livret, afin de se laisser emporter par la musique, voix (au pluriel) et orchestre dont l’œuvre, davantage que leur juxtaposition, est le concours. Écoute :


— Polisson
non pas l’herbe, mais le discours des herbes parlant de je ne sais quoi
— De quoi parlez-vous ?
des paroles susurrées, moi avec main en cornet sur l’oreille
— Plus fort
mais au lieu des herbes les Pakistanais dans la pièce voisine comme à un hôte ou au marin avec son panier
— Je n’accepte que les dollars monsieur
demandez-moi la racine carrée de cent quatre-vingt-dix-sept madame Sao, attendez un moment que je vous réponde, ne me dites pas au revoir, restez ici, il y a des moments
(comment dire cela ?)
où l’on aimerait
(par exemple)
marcher sans fléchir les genoux
(ce n’est pas difficile je vous assure)
vers la rue, il suffit de plonger sa tête dans un ventre confortable, de respirer contre ce ventre, de s’accrocher à sa taille et c’est parti, j’ai retiré les pièces du fond de ma valise

             Le roman se compose de « trois livres avec prologue & épilogue ». Le dénommé Seabra a rapporté son dialogue avec Marina dans le prologue. Maintenant, Livre premier, chacun d’eux prend la parole tour à tour, d’un chapitre au suivant. Antérieurs de quinze ans au prologue, leurs récits parallèles alternent. Mais le présent d’autrefois n’assure pas une meilleure prise que le présent du prologue et la mission de Seabra se morcelle. Au fur et à mesure que se déroule son séjour en Angola, il comprend de moins en moins pourquoi il a été envoyé dans ce pays. De son côté, Marina s’efforce de rassembler les éléments d’une existence que les violences de la guerre ont fait voler en éclats. L’ailleurs, le passé, l’imaginaire affleurent à leur conscience, perturbent le temps, bouleversent le langage, rendent chaque mot caduc. Lobo Antunes nous entraîne dans l’arbitraire du sens. Un mot qui a innocenté un jour peut se montrer accusatoire le lendemain, tel autre mot qui a détruit dans une situation tendre la main dans une autre. Chaque phrase prononcée trouve écho ou résonance dans une autre phrase. Ne sachant plus quel instant rejoindre la parole suffoque et titube. Les deux personnages semblent pris en étau entre la présence obsédante des animaux – taureau, chacals, toucan, chauves-souris, rats – et les interventions du romancier [6] (orchestre qui tente encore d’entrer en harmonie ?) qui mêle à leurs voix les difficultés de la narration qu’il a entreprise :

en descendant après le village en direction du fleuve pour éviter ce marécage, ces rochers, cette étendue de roseaux où se cache peut-être une mine, vous devriez découvrir mon père
(que ce roman est revêche, il se rebiffe, refuse de se soumettre, j’ai écrit mon père au lieu de mon oncle)
vous devriez découvrir mon oncle au milieu des Noirs
des rats
fouillant le sable avec un tamis et une sacoche, examinant des éclats, les rejetant, recommençant, mon oncle un être inoffensif vous ne trouvez pas, privé de protection, si seul, comment comprendre que le gouvernement de Luanda s’en plaignait, que le ministre
— Une pagaille en Afrique causée par un Blanc resté là-bas vous devez calmer tout ce monde
convaincu que vous connaissiez vraiment les Noirs et convaincu que mon père
(ça recommence)
que mon oncle était blanc […]
(qui me raconte cette histoire, qui la raconte à ma place ?)

— Pourtant la narration avance.
— Cahin-caha !
— Nous savons maintenant que Seabra a été envoyé à Luanda officiellement pour « remettre au pas un agent qui nuit au Service ». Il a laissé à Lisbonne une mère, un beau-père et une certaine Claudia dont il est amoureux mais qui ne tient pas en haute estime ce petit fonctionnaire obligé à l’obscurité par ses supérieurs.
— Et Marina ?
— Sa mère Anabela était arrivée d’Alcântara, au Portugal (elle s’appelait alors Cândida), pour « travailler » à Mutamba, en Angola, dans une maison de passe. Enceinte de l’oncle de Marina, celui-ci l’a mariée avec son frère. Et justement, découvre Seabra, les « cibles » du premier agent sont cet oncle, sa nièce-fille Marina et le fils qu’elle-même a eu avec son oncle-père.

             Rater son but

— Le deuxième Livre est le récit de l’agent dont Seabra doit effacer les traces, un certain Miguéis qui a échoué à récupérer les diamants maintenant entre les mains de l’oncle-père de Marina. C’est ce que j’ai compris…
— Tu n’en es pas certaine ?
— Je pourrais dire comme Lobo Antunes : qui me raconte cette histoire ? Ou bien : qui la lit à ma place de lectrice ? À qui Miguéis s’adresse-t-il : à moi ou à Seabra ? En passant d’un Livre à l’autre, quelle nouvelle identité le romancier me propose-t-il d’endosser ? Chaque récit empiète sur l’autre, le complète ou l’invalide. Il n’existe pas un récit vrai qui contreviendrait à un récit faux. Les récits sont multiples, contradictoires, incohérents. Tous sont ni vrais ni faux. Autant de voix, autant de récits. La vérité, si nécessaire, est dans leur coexistence.

             Miguéis, lui, a laissé à Lisbonne une épouse, une fille enterrée au cimetière de Montijo, un grand-père enterré au cimetière d’Ermelindo, une institutrice du nom de Madame Sao. Vivants ou morts, tous interviennent. Le romancier a quitté la scène. Il laisse filer la partition où les voix ont pris le dessus sur l’orchestre, les récits de chacun sur l’histoire commune, l’énonciation sur la chronologie. Les animaux ne sont plus qu’insectes – mouches, moustiques, fourmis, scarabées -, canard en plastique, écureuil en porcelaine.

Il y a des moments comme aujourd’hui où je me sens fatigué, je me couche dans l’hôtel à Mutamba et je vois à travers les carreaux un vide que je n’ose pas appeler ciel car aucun vent ne le balaie, aucun nuage ne prouve son existence, aucun insecte ne surgit d’un coin pour vrombir à mes oreilles au fil de mon insomnie
l’insomnie, la lumière allumée et un oreiller lancé au plafond pour atteindre ce qui m’a semblé être un insecte, mais rien, puis de nouveau un bourdonnement à mes oreilles et aussitôt une chaussure dans mon poing, vindicatif, aux aguets, alors que ce n’était peut-être pas un moustique, mais mes oreilles, détachées de moi, qui menaçaient ma joue, mon cou, mon ventre, se cachant dans une lézarde au plafond, je les voyais sur le mur mais elles disparaissaient aussitôt, se taisaient un instant, promettaient de s’éteindre, je les tâtais sur ma tête
— Elles sont là
mais, dès que je cessais de les palper elles se dispersaient dans la chambre pour exister dans tous les endroits à la fois tout comme aujourd’hui j’ai l’impression d’exister dans tous les endroits de ma vie à la fois, moi sur la plage coiffé d’un chapeau de paille dont l’élastique me serrait et ma mère en me l’enfonçant jusqu’aux yeux
— Tu veux tomber malade ?

— Le résumé du quatrième de couverture n’est vraiment qu’un fil conducteur.
— Et il nous oriente étrangement vers un point de vue opposé à celui des personnages : le contexte tel que le ministre et le Service le décrivent à ceux qu’ils envoient au casse-pipe, la « mission » telle qu’ils la leur font miroiter, avec promesse, au retour à Lisbonne, d’un travail de bureau routinier suivi d’un départ à la retraite proche.
— En réalité…
— C’est d’autre chose qu’il s’agit comme le soupçonnent peu à peu personnages et lecteurs : récupérer les diamants, certes, mais aussi maintenir la présence portugaise dans cette ancienne colonie ainsi qu’une certaine confusion sur le terrain afin de contrecarrer les manœuvres des Américains et des Sud-Africains et surtout : qu’on n’apprenne rien de toutes ces manigances, d’où l’envoi successif de plusieurs fonctionnaires, « d’autres Miguéis ».
— Tu m’évoques l’image des frères Ripolin…
— À cette différence près : c’est une arme chargée que chacun pointe dans le dos de l’autre, pas un pinceau inoffensif. Chaque nouvel arrivant doit effacer les traces du précédent, chaque récit en recouvrir un autre. Pourtant s’il le recouvre, il ne l’efface jamais. Les voix sont les chants palimpsestes d’un texte que personne, à Lisbonne, ne souhaite s’attribuer. Le pouvoir n’aime rien tant que le silence et les salles vides plongées dans le noir. Si bien que chaque agent, Seabra, Miguéis, ne désire bientôt plus que se sauver de celui qui va arriver après lui, quitte à laisser échapper le précédent.

             Qui veut de nous ?

             Le Livre troisième est une suite de récits. Gonçalves, le major Morais, Mateus, Mendonça, Sampaio et Tavares forment une troupe de « loqueteux », dont un blessé à la jambe et « un type avec une carte ». Leur mission officielle est identique : récupérer les diamants et les acheminer jusqu’à la frontière avec le Congo, dans le nord. Mais le double fond de la mission atteint, une fois de plus la virée tourne au cauchemar : ils arrivent partout trop tard, la carte d’état-major a vieilli ou celui qui la tient, exténué, la lit à l’envers, les arbres changent « de nom à la nuit tombée », tous les animaux se mêlent : chien et tourterelles, guêpes, éléphant, singes, hiboux, chauves-souris. Les soldats portugais en débandade deviennent à leur tour des « cibles » pour les Américains.

non pas mille pas comme moi, mais ses seuls pas, attendez qu’ils s’assemblent et faites feu d’ici, inutile de vous rapprocher, dans la pénombre des pièces les mille pas de l’écho des coups de feu à Marimbanguengo, plus forts que le train de marchandises qui nous réveillait à quatre heures du matin en interrompant la pluie dans la chambre et notre fils non pas
— Papa
malheureusement non pas
— Papa
mais toujours
— Maman
si seulement je pouvais t’écrire des mots dépourvus de liens les uns avec les autres, des phrases où tu ne trouverais pas
— Que signifie cela Morais ?
ce qu’on appelle du sens, je te parlerais de mes chaussettes en laine, de ma chemise, de tes cheveux comme la seule partie de toi n’appartenant pas à notre lit, tu mettais une de mes chemises et rien n’aboyait en moi, je restais calme

— C’est aussi la description d’un pays en guerre, une évocation de Lisbonne, des récits d’enfances, de mariages qui ne sont de bons souvenirs pour aucun des narrateurs.
— Et les diamants, finalement ?
— Bonsoir les choses d’ici-bas est le roman de ceux qui ne pourront, au mieux, que s’approprier ce mot, diamants, et les mots qui s’ensuivent, fortune, partir, Argentine, refaire sa vie, recommencer de zéro – jamais la chose. Et d’ailleurs aucun mot ni aucune chose - pas plus qu’ils ne pourront s’approprier leur existence. Ils mourront avec ce rêve : non pas comprendre leur histoire, ce serait trop demander – et à qui ? -, mais au moins nouer quelques-uns des fils brisés de leur parole et qui sait, à tendre et à tisser ces fils ensemble, avec d’autres, peut-être une perspective se profilera…

— Je suis cuit
sans défense, crispé, ce qu’on prenait pour des cavernes ne sont que des meubles dont ma mère et ton père ne voulaient plus, des parois en acajou mal cirées, en cerisier sombre rayé par le temps, en face, à la place de la boucherie, une boutique de vêtements, un garage avec une pompe à essence là où se trouvait une scierie, sur la table basse l’échiquier où manque un pion avalé par mon fils et que le médecin de l’hôpital ne nous a jamais rendu, la moquette dont les coins se décollent en révélant les lézardes du ciment, des taches d’humidité, sa robe et ses chaussures jurent avec les meubles, pas une commode pour dire
— Je suis une commode
pas un canapé
— Je suis un canapé
mal élevé, rustiques, une photo de moi ou plutôt l’agrandissement d’une vieille photo, d’avant mon mariage, où je me tiens raide comme un piquet sans dire
— Coucou
et donc une photo non pas de moi, mais de celui qui vivait là
un gnome m’annonçant
— Nous ne voulons pas de toi ici tu comprends


Dominique Dussidour

18 septembre 2009
T T+

[1Carlos Batista est l’auteur de Bréviaire d’un traducteur paru chez Arlea en 1993.

[2« instances démocratiques », entretien avec Jacques Rancière, Miguel Abensour et Jean-Luc Nancy paru dans Vacarme n°48, été 2009.

[3C’est moi qui souligne.

[4C’est moi qui souligne encore.

[5Je souligne toujours.

[6Il se nomme : Antonio.