Sandra Moussempès | Résurgences momentanées des sensations visuelles

lorsque je me questionne je pense à penser à ma place je pense avec mes lèvres je souris mais je réfléchis sans penser en fait la pensée parle à ma place le son de mes lèvres n’existe pas si ce n’est dans la fiction sonore je voudrais vous parler je voudrais tout dire mais tout dire entraîne une réalité qui n’est plus ma façon de dire et d’être et si un film obscurcit mon champ de vision je pense alors qu’il s’agit d’un remake je pense aussi aux sous-titres aux langues lues entendues apprises je pense en pensée disent-ils pour ouvrir leurs lèvres ils clignent des yeux ma bouche est ouverte à présent je présélectionne une pensée je pense à votre place je me divise en pensée dans mes rêves la pensée s’inscrit tout au long des visages les couleurs ont une pensée propre qui remplit chaque plan en mode plein écran on voit les lèvres des acteurs on voit qu’ils ne pensent pas les acteurs ne pensent pas puisque leur vie est une contrainte momentanée une photographie de miroir sans tain les acteurs jouent à l’écran tandis qu’ hors champ l’acteur pense au rôle il est donc hors du rôle et je me désigne parfois comme actrice de ma pensée pensée, pensée parlée, pensée pensée à l’instant puis décrite tant bien que mal, je me désigne alors que ceux qui pensent recevoir mes confidences n’ont rien entendu ne m’ont pas vue, ceux-là ont des idées mais pas de pensée propre, ce pourquoi la pliure des commissures entraîne une réponse affirmative


j’aime bien les voix pouvait-elle dire j’aime bien ne pas synthétiser ne pas raconter ne pas retracer au lieu de me taire, je m’interroge et ma réponse est une question qui devient le remake de ma précédente vie supposée, suivez le son qui sort de mes lèvres en différé suivez ce qui en sort en pensée pensez-vous alors que l’on peut devenir une personne qui reviendra que l’on peut revenir en pensée dans la pensée de ceux qui vous questionnent ?


Sandra Moussempès


Sandra Moussempès, poète, est auteure de livres aux titres suaves et sombres : Photogénies des ombres peintes, Biographie des idylles... chez Flammarion, à L’Attente ou chez Fourbis. Elle fut pensionnaire de la Villa Médicis au milieu des années 90, et trace depuis son sillon excentré, loin des courants et des dogmes du milieu poétique – plus loin encore depuis qu’elle s’est installée dans les Cévennes, il y a quelques années.
Difficile de la cataloguer, de l’encercler net. C’est un des charmes (entendre charme au sens sorcier du terme ; entendre sorcier au sens plein : bricolage, irrévérence, spiritualité enchâssées) de cette affaire, de ces miniatures inquiètes que façonne Sandra Moussempès au fil de ses livres : qu’on ne saura décidément, résolument pas, lui choisir un camp, lyrique ou formel, abstrait ou concret, non, son endroit, elle l’invente.
Expérimentale ira, elle en veut bien de cet adjectif, oui, qu’on approuve avec elle (entendre expérimentale, aux sens multiples : d’expérience scientifique & d’expérience humaine, charnelle), expérimental lui va, car dit-elle, (dans cet excellent dossier de libr-critiq) :

« Il y a la possibilité dans l’écriture expérimentale de pouvoir ouvrir tous les champs sémantiques et lexicaux sur d’autres « genres », je peux devenir philosophe le temps d’un texte sans pour autant devoir prouver ou argumenter quoi que ce soit, être à distance de… Une forme de cut-up qui associe le politique, le social, le biographique et résume l’irrésumable. »


Résumer l’irrésumable : le foisonnant, le contrarié perturbant. Il y a de nombreuses luttes à l’œuvre, au cœur des vers ou phrases ou paragraphes, qui nichent dans ses pages. Entre clair et obscur, entre être et non-être, entre homme et animal, entre enfance et grand âge. Oppositions ou détonants mariages, formules littéralement magiques, sorcières encore. C’est ainsi que sa poésie s’échappe solide, elle va voir ailleurs sans s’évaporer. Elle dit, sans révéler ce qu’elle dit, mais ce qu’elle dit révèle, éclaire l’alentour. Alliages de contraires, ou du moins chant d’ambivalences, de nombreuses occurrences de ces effets d’éclatements : « qui dit progrès des sciences s’assoit sur un banc à regarder l’orchestre » , « ce poids touche le centre du cœur, du rythme de la phrase ».
En ce sens l’enfance, très présente dans ses textes, l’est hors des normes et convenances, tout en fantasmagories, contradictions résolues et terreurs sensuelles, ainsi dans Vestiges de fillette (et leur écho ailleurs) :

« La fillette aux yeux noirs était battue à cause de ses yeux
Avec une fourchette on lui clouait le bec
Et des yeux transparents tombaient sur la table »


Sandra Moussempès était en résidence en Région Île-de-France en 2010. Les Installations du Muséum T., pièces sonores et textuelles, ont été une des matières fondatrices de cet audio-poème, Beauty Sitcom, à découvrir sur dans Acrobaties dessinées, livre avec cd, à paraître aux éditions de l’Attente.

7 février 2012
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