atelier n°2
L’épreuve du feu
Avez-vous déjà essayé de faire du feu ? Je veux dire, sans allumettes ni briquet, avec pour seules ressources ce qu’offre la nature. Ce que, du moins, pouvaient avoir à leur disposition les hommes préhistoriques. Comment vous y prendriez-vous ? Quelle serait la technique que vous utiliseriez ?
C’est ce que nous avons proposé à une classe de lycéens du lycée agricole et horticole de Saint-Germain-en Laye et à deux de leurs professeurs, Bénédicte Quentin (physique) et Magalie Gaillard (SVT).
Avec l’aide de David Laporal, responsable du développement culturel et des publics au MAN, nous avons élaboré un programme pour leur classe de première, autour de deux axes, le feu (phénomène physique s’il en est) et la datation (pour laquelle l’archéologie utilise des éléments organiques, minéraux ou végétaux).
Nous venons au lycée une première fois le 6 novembre et David, qui est un expert du feu, montre à la classe comment faire jaillir la précieuse étincelle. Je ne vais pas reprendre par le menu la présentation qui précédait sa démonstration, durant laquelle il a expliqué aux élèves ce qu’est le feu, comment l’obtenir et comment les hommes préhistoriques ont réussi à l’apprivoiser.
Il s’agissait simplement de rappeler que le feu est un élément naturel, tout comme la combustion, et que plusieurs phénomènes peuvent en être à l’origine, du volcanisme à la foudre, en passant par les incendies de forêt (non, ils ne sont pas tous d’origine criminelle...) et les gaz inflammables, tel le méthane issu de la décomposition des matières organiques (les fameux « feux follets » considérés longtemps comme des manifestations des âmes refoulées aux portes du Paradis). Mais connaître l’existence du feu est une chose, le produire et le domestiquer en est une autre.
Et pourtant, on évalue à plus de 500 000 ans la domestication du feu par les Préhistoriques. Des résidus de charbon, des plans de foyers dans des campements provisoires, des cendres, autant d’indices qui ont permis aux archéologues de dater approximativement la coexistence du feu et des populations humaines. Nous sommes à l’époque d’Homo erectus, ce qui veut dire que lorsque Sapiens arrive, le feu est domestiqué depuis longtemps déjà. On considère que l’homme vit avec le feu depuis près de 800 000 ans. C’est d’ailleurs la seule espèce dont les petits ne le craignent pas. Les enfants, même tout jeunes, sont attirés par les flammes, les bougies, les flambées dans la cheminée, et n’ont pas cette peur instinctive des animaux pour la « grande fleur rouge », comme l’appelle Bagheera dans Le Livre de la Jungle.
Ce qui signifie que notre génome a eu le temps de se modifier et d’intégrer cette donnée : la présence du feu fait partie de notre vie.
Nous nous installons dehors, à l’abri d’un hangar en contrebas du lycée.
Les élèves ont déjà pu observer David faire du feu, lors de la première séance. Il existe plusieurs méthodes pour cela, principalement deux : la percussion et la friction.
La technique par percussion consiste à frapper un silex contre de la marcassite (une roche contenant du minerai de fer) pour produire des étincelles. On enflamme alors quelques fragments d’amadou — l’amadou est la chair fibreuse de l’amadouvier, un champignon tel que ceux qui s’accrochent aux arbres, en forme de langue ou d’excroissance conique. Cette fibre bien sèche est un excellent combustible, d’une grande légèreté. Un kit de fabrication du feu par percussion comprenait donc, aux temps préhistoriques, un silex, un petit bloc de marcassite et un morceau d’amadou : c’est du moins celui que portait sur lui Ötzi, l’homme momifié retrouvé en 1991 dans un glacier alpin à la frontière entre l’Autriche et l’Italie, où il avait trouvé la mort il y a environ 5000 ans.
C’est le principe des premiers briquets : un petit morceau de silex, une pièce d’acier et de l’amadou (ou plus tard du coton).
La méthode choisie par David aujourd’hui est encore plus simple, la plus simple peut-être, ou du moins la plus efficace pour produire du feu : c’est celle de la friction.
Il a à sa disposition une planchette en bois creusée à intervalles réguliers de petits trous et d’encoches aménagées, un archet en bois, une ficelle, une baguette de la taille d’un manche de cuillère en bois, un petit carré de peau ou de cuir, un peu de paille, une coquille Saint-Jacques vide.
Le principe est d’imprimer un mouvement de rotation à la baguette. On pourrait la faire tourner entre ses deux mains, mais outre qu’on finirait par se chauffer les paumes, on n’obtiendrait pas une vitesse de rotation très élevée. La ficelle de l’archet glissée autour de la baguette permet de démultiplier le mouvement de sa rotation, mouvement qui va, par friction, provoquer de plus en plus de chaleur, jusqu’à la combustion du bois (sans flamme). Notre baguette tournant à vive allure se transforme en foret qui brûle le bois.
La sciure chaude obtenue tombe dans l’encoche sur une petite pièce de cuir glissée à dessein sous la planchette et bientôt, elle s’embrase et donne naissance à une braise...
Lorsque suffisamment de braise s’est accumulée dans l’encoche, il faut alors la faire glisser dans un récipient quelconque (une coquille par exemple...) sur un peu de paille et souffler doucement et régulièrement jusqu’à ce que la paille s’enflamme. Quelques minutes plus tard, la flamme jaillit et voici notre feu.
Quand on voit David faire la démonstration, l’exercice semble tout à fait facile. Plus qu’à s’y mettre !
Les élèves se répartissent en binômes et chacun s’équipe : planchette, baguette, archet, coquillage pour éviter les brûlures en haut de la baguette qui chauffe aux deux bouts (et donc la main qui la maintient).
Pas facile de trouver le bon geste, la bonne position de l’archet, pas évident non plus de garder la baguette à l’intérieur de la cordelette, ça glisse, ça dérape, ça résiste. Au mieux, un peu de fumée s’échappe et à cela on voit que l’opération se déroule selon les instructions données. Chacun persévère, demande conseil au spécialiste, compare ses résultats à ceux des voisins, espère en voyant la petite fumée s’élever, s’y reprend à deux fois, trois fois, quinze fois.
Certains, pourtant, attrapent tout de suite le rythme juste, produisent un assez joli paquet de sciure et bientôt, peuvent faire glisser la braise recueillie sur le morceau de peau jusqu’à la boule de paille. Ils soufflent, doucement et régulièrement, comme pour réchauffer un oisillon et soudain, ô magie !, la flamme jaillit, orange, victorieuse. Tous s’exclament...
Plusieurs groupes réussiront, finalement, à faire du feu, non sans fierté.
David me confie que certains archéologues s’y essayent pendant des années, sans jamais y parvenir. Y a-t-il un don pour cela ? Ou est-ce simplement l’esprit d’initiative et la faculté d’apprentissage de la jeunesse qui permet aux élèves de relever le défi et, reprenant encore et encore les gestes ancestraux, d’arriver à leurs fins ? Une sorte d’atavisme instinctif, inscrit depuis si longtemps dans notre hérédité invisible qu’il réapparaît aussi aisément qu’un trait de caractère inné, une seconde nature qu’il suffit de réactiver avec deux morceaux de bois et une poignée de paille sèche.
Il faut dire que le feu a joué un rôle essentiel dans la naissance de l’humanité... Il a permis à l’homme préhistorique d’avancer à grands pas le long du processus d’évolution. La cuisson des aliments a facilité la digestion et réduit d’autant la taille de ses mâchoires et de ses dents, libérant de la place pour le cerveau qui s’est développé. Le feu a aussi favorisé les moments de rassemblement du groupe autour du foyer, la nuit venue, et sans doute rendu possible l’élaboration des discussions, des récits, puis l’invention des mythes et avec elle, la naissance du conte.
Je suis moi-même une grande adepte du feu et je me livre à ma passion à la campagne, en automne, en hiver, au printemps ; il y a toujours dans mon jardin des tas de branches et de résidus de taille à brûler, le jeu étant d’utiliser le moins d’allumettes possible, deux, trois au maximum, une seule dans l’idéal. Je n’allume jamais un feu sans songer à la poignante nouvelle de Jack London Construire un feu, qui raconte le voyage d’un chercheur d’or et de son chien dans le Klondike, par grand froid... Le feu symbole de vie contre la glace de la mort.
Faire du feu ne ressemble à aucune autre action dans la nature. Maîtriser le feu rime avec être en vie et le rester. Se chauffer, cuire ses aliments, se protéger, faire fuir les animaux... Lorsque je traversais le Sud-Ouest américain, dans les territoires indiens de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, j’avais toujours dans mon break Chevrolet quelques bûches sèches, du petit bois, du journal et des allumettes. Une casserole, une théière en aluminium, un duvet, un bidon d’eau et quelques provisions suffisaient pour voyager dans ces espaces immenses. J’ai rarement vécu aussi frugalement, avec pour richesse infinie la beauté des cieux, le chant du vent dans les canyons et les plaines sèches, les rochers majestueux et les étendues sans fin des territoires presque inviolés par la main toujours prédatrice de l’homme moderne. Au Sahara, peut-être, mais avec moins de plaisir, car les feux du soir au désert sont toujours chiches et parcimonieux, ils n’ont pas cet élan grandiose des belles flambées parfumées au cèdre rouge que l’on peut faire dans l’Ouest américain. Là, les grands espaces fournissent l’eau et le bois en abondance, de la Californie au Nevada.
Vivre au ras du sol, à la sauvage, m’a toujours procuré un vif plaisir. Cela réveillait en moi les souvenirs des camps scouts que j’avais tant aimés dans mon enfance, principalement pour les moments du soir, lorsque épuisées par l’activité de la journée au grand air, nous nous retrouvions, mes camarades et moi, autour du feu, tandis que la nuit se refermait sur nous, tenue à distance par nos chants qui montaient vers la voûte étoilée.
Chantons le feu
Quel joli bouquet d’étoiles
Dans le ciel bleu
Du fagot jaillit la flamme
Chantons le feu
Le feu, pour les petits citadins que nous étions, était une manière de reprendre le dessus sur la forêt, sur la nature, sur le monde inconnu des bois et des landes, où rien ne nous attendait ni ne nous accueillait. Je me souviens d’avoir allumé, sur les braises de la veille, un premier feu avec quelques brindilles humides, lors d’un camp de Pâques, tandis qu’autour de moi, dans le petit matin glacial, tourbillonnaient les flocons de neige qui avaient déjà, en quelques minutes, blanchi les toiles de tente sous lesquelles nous dormions, serrées les unes contre les autres dans nos sacs de couchage. L’eau potable laissée la veille au soir dans les gamelles avait gelé...
Malgré l’inconfort et la morsure du froid, je trouvais à cette « corvée » dont j’étais chargée ce matin-là un plaisir âpre et excitant, assorti de la perspective de me chauffer aux flammes bientôt nourries par les branches que nous avions ramassées la veille et gardées à l’abri dans ce qui nous servait de « cuisine », une sorte de caisse en planches où l’on stockait les réserves et les ustensiles.
Je devais être à peine un peu plus jeune que les adolescents qui sont aujourd’hui devant moi et se livrent à la même activité.
Les élèves poursuivent avec détermination leur retour à l’âge préhistorique. Deux choses me frappent durant cet exercice : la première c’est l’enthousiasme des adolescents et l’envie qu’ils ont tous de parvenir à produire une braise, puis une flamme. La seconde c’est la distorsion entre leurs portables omniprésents et l’activité immémoriale à laquelle ils se livrent. La fascination pour le feu et la flamme est énorme, et même si tous prennent en photo les premières tentatives réussies, pas un qui ne soit prêt à ranger son téléphone pour manier l’archet et tenter sa chance. Recréer la série de gestes que des êtres humains reproduisent depuis si longtemps, retrouver en quelques minutes le rythme idéal pour le maniement de l’archet autour de la baguette, faire appel, depuis le XXIe siècle, à ce qui en nous sommeille de nos origines : moment suspendu dans le temps, pont entre les centaines de millénaires et les milliers de générations qui toutes ont pratiqué la fabrique de la braise et de la flamme. À côté des iPhones posés sur la dalle en ciment, j’entends les souffles réguliers des élèves qui tentent de ranimer la braise recueillie et d’enflammer la poignée de paille au creux de leurs mains.
Rien sans doute plus que le feu ne nous renvoie à notre passé de nomades, à la vie primitive, rude et soumise aux forces de la nature. Rien ne nous relie plus directement avec ce qui fut notre porte d’entrée vers l’humanisation accélérée. Rien, enfin, ne procure pareil sentiment de puissance et de réjouissance, de frayeur et d’excitation mêlées. Le feu, dont les symboles multiples et complexes ont nourri tant d’ouvrages de philosophes, d’anthropologues et de penseurs, agit encore aujourd’hui au plus profond de nous et exerce son attraction avec la même secrète puissance, comme il l’a fait durant des centaines de millénaires sur les humains, les élevant avec lui vers le ciel et le cosmos, de la terre aux étoiles, dans un mouvement d’ascension lumineux et fougueux, à l’égal de l’amour qui emporte et consume les corps et les cœurs.