Fourmi ou clandestin ?

Ces jours-ci, je dors peu. Je me lève avant l’aube. Tout est silence. Mais déjà en moi l’effervescence gagne. Une vibration dense me tire du sommeil. Au réveil, les préoccupations qui m’animent sont indistinctes, emmêlées, nouées les unes aux autres. Un orchestre les joue toutes ensemble. La vibration que je ressens en est la résonance. Puis la pelote se dévide. Les différents sujets du moment défilent dans mon cerveau. Et ma conscience, présidente de mon ego, les passe en revue en une sorte de 14 juillet perso. En voici la liste. Il y a les questions simples à régler de l’ordre de l’emploi du temps, du quotidien, de l’administratif chronophage, parfois des contrariétés, parfois aussi des satisfecit. Il y a les malaises relationnels qui tournent en rond tant que les échanges nécessaires pour les éclaircir n’ont pas eu lieu. Il y a les interrogations artistiques, les écrits en cours, les expos à venir, les projets à initier. C’est une forêt dans laquelle je me perds et me ressource. Je l’arpente chaque jour, un carnet à la main, me lance dans la découverte de zones inconnues, essaie vaille que vaille de me repérer. Petit à petit, j’en dresse l’inventaire et prend plaisir à en fabriquer l’herbier. Oui bien sûr tout cela m’éveille. La vibration initiale cependant est d’un autre ordre. Elle nait dans la profondeur de la nuit et se nourrit d’une dimension supérieure. Quelque chose du monde me transporte et me voilà échoué sur la plage de la conscience. Ce n’est pas de je dont cette chose est issue, mais de nous. Nous qui bourdonnons comme un essaim d’abeilles. Nous humains sur notre planète éblouis par le présent. Eblouis par les projecteurs de notre agitation. Eblouis par nos réalisations autant que nos destructions qui nous échappent. Et le fait même que ça nous échappe est en soi un éblouissement. L’image globale que je me fais du monde (je ne suis pas le seul) est tourmentée et inquiète. Et je me dis que la vibration initiale que j’éprouve et qui m’éveille vient de ce mot-là : global. Cette conscience que nous avons de la marche du globe, conscience toute fabriquée de médias, rumeurs, réseaux sociaux et si peu de l’expérience directe, "peau à peau", conscience que l’on croit éclairée mais qui n’est que partielle, partiale, légère. Cette conscience d’un monde fini et dont l’interdépendance laisse à penser que toute action est vaine. Cette conscience qui nous amène malgré tout à agir sinon à quoi bon... Cette conscience collective qui ne dort jamais, c’est elle cette vibration initiale qui m’extrait des abysses du sommeil et me pousse à me lever.

Dans le cadre de ma résidence au CRTH, j’anime des ateliers d’écriture. A cette occasion, des gens qui ne se connaissent pas se rencontrent, échangent, partagent, se livrent par le biais de leurs récits singuliers. Expérience directe de l’autre, et par-delà du monde. Expérience directe de la différence et de la bienveillance. Nous tissons des liens, même éphémères. Gramsci estime que le constat est pessimiste et l’action optimiste. Il a bien raison. Vivre de tels moments me donne l’énergie de poursuivre et me réconcilie avec le monde comme il va. Je n’ai rien perdu de mon émerveillement. Serait-ce la médiatisation généralisée et incontournable qui entretient une atmosphère dépressive molle, atmosphère qui favorise la consommation impulsive et déraisonnable comme compensation ? Serait-ce plus simplement l’état préoccupant de la planète entrée dans l’ère de la combustion ?

Cri monde 206

Cri monde 206, Bruno Allain

Chaque jour qui vient me donne l’impression que le monde bruisse davantage que la veille. Voire qu’il grince. Voire qu’il hurle. J’ai en tête les vidéos montrant les rues de Pékin absolument désertes pour raison d’épidémie. Toutes les données issues des portables de chaque citoyen chinois permet au pouvoir par le biais d’une application de désigner qui est "autorisé", selon des critères qui bien sûr n’appartiennent qu’à ce pouvoir et à lui seul. Ces événements révèlent combien nos sociétés devenues connectées, sous prétexte de protection ou de service, nous ont fichés, profilés, analysés, catalogués, jusqu’à nous connaître mieux que nous-mêmes avancent certains. Nous voilà devenus transparents. Et il n’y a pas que là-bas. Nous entrons dans une sphère où la sécurité grignote la liberté comme le démontre François Sureau dans Sans la liberté , paru en septembre dernier. D’aucuns estiment que ce n’est pas un problème et disent : je n’ai rien à cacher. Et bien moi si, j’ai beaucoup de choses à cacher, à commencer par mon intimité. De même que l’échange avec autrui, le secret m’est nécessaire. Je n’ai aucune intention de devenir transparent. Ce monde dit connecté ne nous laisserait-il d’autres choix que d’être fourmi ou clandestin ?

Heureusement il est des artistes qui sont là pour nous aiguillonner. Je pense à Simon Weckert qui créée un embouteillage virtuel sur Google Maps grâce à une centaine de portables entassés dans un chariot qu’il traîne derrière lui. Du coup, les automobilistes évitent l’avenue dans laquelle il marche et le voilà seul à déambuler sur le goudron pourtant au cœur de la ville... A l’image de Pékin aujourd’hui mais sans épidémie...

13 mars 2020
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