Dévoration - Infiltration

« - qui mange
la côte la dévore ? - »

Par infiltrations progressives, minutieusement à travers le temps, le grignotage a commencé.
C’est un fait, l’eau s’invite dans la roche, s’insinue dans le dur pour le rendre friable avec un tel acharnement immémorial que la falaise, par blocs entiers, tombe dévorée de l’intérieur.

Dans un même temps, la mer qui lui fait face la mange elle aussi. Autre eau non plus intérieure mais extérieure qui vient rogner ses parois rocheuses. D’une année sur l’autre sur la façade normande, ce sont des centimètres devenus des mètres de côtes en moins, côtes qui reculent dévorées d’un flanc et de l’autre, dans un double mouvement, un face à face franc et une dévoration viscérale lente.

Pourquoi m’intéresser aux falaises ? Qu’ont-elles ou que portent-elles en elles et à mon regard pour que tout mon être se sente soulevé à chaque fois que j’en croise une ?

Je crois que l’on aime les paysages qui nous ressemblent. Si la roche, et en particulier la falaise, me parle d’emblée c’est que je me sens proche des dévorations qu’elle subit « depuis la nuit des temps » pourrait-on dire, et de manière accélérée aujourd’hui avec les phénomènes de changements climatiques.

D’une part, minutieusement, sournoisement on m’a sapée de l’intérieur, tant et tant que des pans entiers de mon existence se sont écroulés sans même que j’en garde la trace. Les traumatismes, de violence, de maltraitance et même de simple négation de moi-même par différentes personnes de mon entourage m’ont rendue comme invisible et ont créé ces trous de mémoire en moi liés à l’effondrement. En miettes et en même temps debout, je me sens proche de la falaise qui toujours semble dominer de sa hauteur et se fait pourtant manger de part et d’autre.

D’autre part, plus frontalement, la mer, ou plutôt la figure de la mère en ce qui me concerne, sans doute avec cette « sauvagerie maternelle » dont parle si bien Anne Dufourmantelle, cogne en ressac, dévorant des peaux par endroits, déterrant insidieusement car sans limite des trésors identitaires, bouts de roches fossilisées en soi. Tant de questions vertigineuses la falaise me pose. Comment être face à la mer-mère, comment rester debout et continuer malgré le sempiternel effondrement, comment reculer dans le conflit de femmes sans âge sans se laisser trop dévorer et rouler en galets adoucis, comment être porteuse de vie et accoucher à son tour de la mère en soi ?

« bouge la terre
où les roches s’effondrent
vois comme le paysage se fend en toi
ton corps est ta nuit
où les mots sont mis
bas »

Peut-être en trouvant refuge dans un autre cocon, un autre ventre fait de sédiments de roche où le rugueux l’emporte souvent sur la douceur mais où la vie vibre de toutes ses forces dans les failles.

À mesure que je marche, à mesure que j’écris, je ressens à quel point le corps et le paysage ne font qu’un : corps traversé à mesure qu’il traverse, il se forge à la matière même du paysage qui le constitue.
Et si le paysage de mon enfance fait de blockhaus, de forts et de cimetières lorrains m’a forgée et a sans doute en partie constitué l’être que je suis, cet autre paysage que j’ai choisi adulte, attirée pleinement, fortement, irrésistiblement est bien celui-ci, celui des falaises. Sans doute inconsciemment il a fait le lien méconnu (car je l’ai découvert plus tard après l’écriture de Blockhaus et Falaise au ventre) entre mon passé d’ancêtres lorrains enfermés dans la forteresse d’Ehrenbreitstein en haut des falaises de Cologne et mon présent de femme fissurée mais debout. Sans doute la faille ancestrale (bunker sur falaise) était là et le paysage me l’a renvoyée en pleine face comme un « souviens-toi ». Mais il m’a aussi accueillie toute comme un « viens-là te ressourcer » et « deviens toi-même » au creux des fissures.

Étant aussi bien du paysage qui m’a traversée et forgée depuis l’enfance que du paysage qui m’attire et me sculpte au présent, les deux se mêlant étrangement ou plutôt se superposant comme des strates mémorielles, je sens que mon corps peut enfin prendre forme et respirer. Dans la falaise dévorée et infiltrée, je peux ressentir comme un espace à moi (en moi) où enfin, paradoxalement mais viscéralement, être entière.

« falaise au ventre
vide et fossile
repliée d’ombre et de terre
t’enfoncer dans l’argile
où te faire une peau

une peau d’où parler »

©Textes extraits de Falaise au ventre, bourse Gina Chenouard 2019, à paraître

2 mars 2022
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