Écrire(s) en français : Pia Petersen | Raharimanana | Shan Sa | Leïla Slimani
Citation de Pia Petersen [1]
« Quand on y pense, aucun écrivain ne choisit de changer de langue pour écrire en danois. Ou en russe, ou en grec. Si j’étais la France, je m’interrogerais... »
Citation choisie par B. Magnier et S. Ghoussoub, Le Monde, 20 mars 2009
Entretien avec Raharimanana [2]
Vous êtes nés à Antananarivo, vous vivez désormais en France et écrivez en français. Quelles sont les raisons qui vous ont amené à vivre en France ?
Initialement, je voulais continuer mes études en France, je voulais aussi voyager, pas seulement en France mais dans le monde entier. La censure de ma pièce de théâtre Le prophète et le président a accéléré les choses d’autant plus que l’obtention d’une bourse d’études en France suite à mon prix RFI de la Meilleure nouvelle de langue française m’a permis de franchir le pas. J’avais 23 ans.
Quelle connaissance préalable aviez-vous de la France, de la littérature française, de la langue française ?
J’ai fait toute ma scolarité, de la maternelle au lycée en langues malgache et française. Je lisais beaucoup, en malgache comme en français. La bibliothèque de mon père était très complète. Et enfin, à l’université, j’étais inscrit en « Lettres françaises », j’ai obtenu ma licence de lettres avant de partir. J’avais beaucoup écrit déjà. Notamment des recueils de poèmes, mon recueil de nouvelles Lucarne et la pièce, Le Prophète et le Président, lauréat du Prix du théâtre interafricain deux années plus tard.
Quelles sont les motivations qui vous ont amené à choisir d’écrire en français ?
J’écris dans les deux langues, malgache et français. Mes œuvres en français sont juste plus connues. Je réserve encore pour plus tard la publication de mes textes en malgache. C’est une question de maturité. Il ne faut pas oublier que Madagascar sort d’une période coloniale très dure où la langue et la culture malgaches furent maltraitées. Je ne veux pas livrer des textes en malgache qui ne seraient pas à la mesure de mes ambitions littéraires.
C’était plus facile d’écrire en français. Moins de problèmes. Moins de politique. Moins de pression. Moins d’enjeux. Le plaisir d’écrire l’emportait sur les autres considérations. De plus, j’étais très jeune quand j’ai commencé à écrire, c’était bien plus difficile pour moi de porter la langue malgache car les thèmes étaient durs, la pauvreté était là, les problèmes politiques entre malgaches profonds. Mais cela ne veut pas dire que j’ai choisi le français, j’ai choisi les deux langues. Les rythmes de croisière étaient simplement très différents. Avec la langue française, malgré la dureté de mon style, j’étais sur une mer calme. Avec la langue malgache, c’était la tempête permanente. Une histoire de temps, d’âge, de maturité. C’est tout. Je ne veux pas abonder dans cette tendance à dire que la langue française est merveilleuse, etc.
Avez-vous le sentiment d’exprimer en français des choses différentes, indicibles dans votre autre langue ? Lesquelles ? L’inverse est-il vrai ?
L’inverse est vrai. Écrire, c’est faire face à l’indicible, quelle que soit la langue qu’on choisit.
Quels liens culturels entretenez-vous avec le pays quitté ?
La langue, la musique, etc… je n’ai pas réellement quitté mon pays parce que tous les jours, je travaille dessus, tous les jours je m’acharne à connaître mon histoire, ma culture. Cette question est très étrange pour moi, ça n’a pas de sens. Et c’est une question qu’on ne cesse pas de me poser. Elle m’ennuie. Être ailleurs me permet aussi d’être un homme plus complet, de m’imprégner d’autres cultures, d’autres manières de voir le monde. Pas simplement français, mais autres.
Votre “première langue” a-t-elle gardé une place dans votre vie ? Dans le travail ? À la maison ? Dans quelques espaces plus intimes ? Pour compter ? Pour insulter/jurer ? Pour aimer ?
Je parle le malgache tous les jours, pas simplement pour insulter/jurer/aimer. Pour parler.
Quand vous dites « chez moi » c’est où ?
Dans mon imaginaire littéraire. C’est un pays qui n’existe que dans ma tête et que j’essaie de décrire dans mes livres.
Propos recueillis par B. Magnier et S. Ghoussoub, juin 2020
Citation de Shan Sa [3]
« Écrire en français c’était pour moi la meilleure façon de faire le pont entre la Chine et la France. […] Et j’espère que cette langue française est écrite de telle manière qu’à travers elle, on aperçoit ce qu’est la langue chinoise. C’est peut-être là ce qui fait le style de tous mes livres. »
Citation choisie par B. Magnier et S. Ghoussoub, Zone littéraire, décembre 2001
Extrait d’un entretien avec Leïla Slimani [4]
Quel rôle joue l’arabe dans votre processus d’écriture ? Avez-vous l’impression que l’arabe interfère ?
Un rôle très diffus, très ténu, très difficile à expliquer. L’arabe est pour moi un grand chagrin intime. Mes parents appartiennent à cette génération de Marocains qui ont fait leurs études juste après l’indépendance. Cette génération qui a été élevée en langue française quand les nationalistes donnaient beaucoup de bourses pour aller faire ses études en France.
Ils faisaient le lycée en français, ils poursuivaient leurs études en France puis revenaient ensuite au Maroc. Ce n’est que très longtemps après que cette génération a compris que les dirigeants marocains de cette époque voulaient créer une sorte d’élite qui serait totalement déconnectée du peuple, qui serait tellement déconnectée du peuple qu’elle ne pourrait jamais le représenter et que, dès lors, elle choisirait le côté du pouvoir et ne contesterait pas car elle serait en quelque sorte déracinée chez elle. C’était le cas de mes parents.
Mon père est un homme qui, lorsqu’il est devenu ministre, ne savait pas parler l’arabe classique et qui a dû l’apprendre, à l’âge de 35 ans, en phonétique pour faire certains discours. Il n’était pas capable de l’écrire. Donc il n’a pas pu nous le transmettre. C’était pour moi un sujet de chagrin, un sujet de colère, un sujet de honte à l’égard de mes parents. J’avais l’impression qu’ils étaient de mauvais Marocains, qu’ils n’étaient pas capables de me transmettre leurs racines. Il a fallu que je fasse de l’histoire pour comprendre d’où ils venaient, pour comprendre comment c’est possible d’être un étranger chez soi. Comment c’est possible de s’appeler Othman Slimani et ne pas être capable de parler l’arabe alors que vous vivez au Maroc.
Je parlais darija, l’arabe de la rue. Mais au Maroc notre propre langue est méprisée.
Notre langue n’est pas enseignée. On considère qu’elle n’est pas belle et que l’on doit parler et lire en arabe classique. À mon époque, les informations, les discours officiels étaient en arabe classique. On ne comprenait rien ! On nous parlait une langue qu’on ne comprenait pas. Quant à la langue de la rue, on n’avait aucune considération pour elle. J’ai donc vécu dans un rapport à l’arabe très compliqué.
Donc le français était un lieu dans lequel je me sentais beaucoup plus protégé, plus simple. Par le français, j’avais accès à des cultures différentes. Beaucoup de livres étaient traduits.
L’arabe c’est un sujet de très grande tristesse. Pourtant je l’ai appris de l’âge de six ans à la terminale. J’étais une excellente élève. J’ai eu une mention très bien au bac et j’ai eu 5 en arabe. Je n’ai jamais eu de notes en dessous de la moyenne de toute ma vie... comme si cette langue ne voulait pas de moi. Elle ne rentrait pas en moi. Je parle l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’italien et je ne suis pas capable de parler ma propre langue.
Entretien avec B. Magnier, Alliance française de Paris, février 2021
[1] Née à Copenhague en 1966, Pia Petersen est une écrivaine danoise d’expression française. Elle a publié de nombreux romans dont Mon nom est Dieu (2014) ou encore Paradigma (2019).
[2] Né à Antananarivo en 1967, Jean-Luc Raharimanana est un romancier, poète, metteur en scène et essayiste. Il écrit en français et en malgache. Il a publié de nombreux ouvrages dont le roman Revenir (2018) ou encore la pièce de théâtre Le prophète et le président (2008).
[3] Née à Pékin en 1972, Shan Sa est venue en France en 1989. Calligraphe, poète et romancière. Auteure parmi d’autres titres de Porte de la paix céleste (1997), Impératrice (2003), La Cithare nue (2010). Prix Goncourt des lycéens pour La Joueuse de go (2001).
[4] Née à Rabat en 1981 , Leïla Slimani vit en France depuis 1999. Journaliste et écrivain, elle a publié son premier roman, Dans le jardin de l’ogre, en 2014, puis obtenu le prix Goncourt avec Chanson douce en 2016. Ses derniers titres : Le Pays des autres (2020), Le Parfum des fleurs la nuit (2021), Regardez-nous danser (2022). Elle est depuis 2017 représentante personnelle du président de la République pour la francophonie.