François Durif | On se tient
On se tient. La vie. À quel point on y tient ? La vie. De toute manière, elle est plus grande que soi, la vie, plus grande que « sa » sienne de vie. Une vie-peau-de-chagrin, une vie. Quand on dit : C’est la vie, qu’est-ce qu’on dit ? C’est quoi, cette vie, qu’on voudrait tant garder pour soi, alors que c’est elle qui nous tient, c’est elle qui nous lâche. Toujours déjà là quand nous prenons conscience d’elle. La vie. Nous lui appartenons. Elle ne nous appartient pas. On nous fait croire qu’à chacun revient sa part, ça ne tient pas. À un moment donné, ses jours, il faudra les céder, s’en séparer. On n’est pas propriétaire de sa vie. On nous le fait croire. C’est une fiction. Qu’à cela ne tienne. Allons. Un pas de plus. Le ciel est en chacun de nous. Il se déploie aussi bien sans nous. Ne nous laissons pas étrangler par le collier du ciel.
La vie n’est pas sournoise. Il ne tient qu’à moi de l’accueillir, de m’ouvrir aux intensités qui me parviennent. La conscience d’être soi-même potentiellement contaminant, véhicule d’un virus qui ne demande qu’à s’immiscer dans l’organisme de son voisin – pas forcément son ami, son amant. Frères, sœurs, semblables, dissemblables. La goutte d’eau que l’on craint. Citoyens de la terre et du ciel, vous êtes aussi reliés que tiraillés. Plus solitaires que solidaires. Cette fois-ci, on nous dit que le souci de l’autre passe par le repli sur soi. Ça fait drôle. Chacun est renvoyé à sa responsabilité illimitée autant qu’à ses propres limites. C’est donc en ne sortant pas de chez soi que l’on se soucie de la santé de son prochain. C’est en se tenant à distance les uns des autres que l’on s’entraide. On vote et puis, on rentre chez soi, on ne moufte pas, on met sa main devant la bouche si on l’ouvre, on se mouche dans son coude, on change de trottoir à la vue du clochard dont on ne peut soutenir le regard dans ces circonstances. Les courses faites, le frigo plein, on est bien content d’avoir un chez-soi. On va avoir le loisir de l’astiquer son machin. On n’en finit plus de faire reluire les fines parois vitrées qui nous séparent du monde extérieur. Décidément, on n’est à l’abri nulle part. L’ennemi vient toujours de l’intérieur. C’est avec l’ennemi de l’intérieur qu’il faudra s’entretenir dans les semaines à venir. Aucune envie de s’éterniser ici. C’est à une transformation intérieure que nous allons assister, comment en devenir l’auteur ? Sois seul : et que ton langage te devance dans la solitude. Lui seul saura la rompre. Déjà sentir cela, s’en tenir à cela, laisser le langage opérer en soi cette rupture, cet écart. Les conditions sont réunies. C’est le moment de donner son temps à l’accomplissement d’une métamorphose. Autre nom pour désigner le printemps. Si tu le désires, tu as la possibilité de t’en sortir sans sortir et de produire ton propre virus, la réplique de celui qui vient du dehors. Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. Nul besoin de se faire brosser dans le sens du poil. Pas le moment de faire le malin. Plutôt le moment de croire en quelque chose d’indestructible en soi et de reconnaître l’altérité en soi. C’est la musique qui met en branle le monde qu’il faut entendre. Aux gestes-barrières répondre par les gestes-prières, ceux qui nous donnent le sentiment de partager le même présent. C’est au battement d’ailes de papillon, c’est au micro-déplacement qui bouleverse l’ordre du monde qu’il faut se rendre attentif. À chacun il revient de sentir le moment propice pour opérer ce micro-déplacement. Est-ce cette attention au moindre geste qui modifiera notre manière d’être au monde ? C’est notre façon d’ouvrir grand les bras et d’avancer dans le monde comme sur des semelles de feutre. Autant de temps qu’on est en vie, on se tient droit, on ouvre grand les bras, on remue les mains, on émet des signes, on ne se regarde pas en train de vivre, on ne s’économise pas. Le moment est venu de gerber les archives. On a son creux ailleurs. Les circonstances obligent à fermer boutique.
Il est temps de mettre en sourdine mes histoires de croquemort et de parler d’autre chose. Je voudrais entrer tout entier dans la personne d’un homme sans l’empêcher d’être lui. C’est dans le cœur d’un autre que je voudrais entrer. On est, on a le temps. On est la ralentie.