3. Le cauchemar
Nora s’est vite reprise. Quelques jours plus tard, lassée de ces sucreries, et peut-être désireuse de se racheter à mes yeux, je l’ai vue explorer du doigt l’étagère sur le Vercors, feuilleter quelques traités d’Histoire, puis s’attarder au volume de témoignages recueillis par La Picirella. J’ai cru me racheter de mon impair en l’encourageant à le lire. Je lui ai décrit l’homme et sa méthode, ses années d’enquêtes pour retrouver les survivants et les convaincre de se livrer, obstination qui a permis de sauver la mémoire d’une myriade de petits faits. Par complaisance, j’ai tu les défauts de ses pages, souvent brouillonnes, qui étouffent l’événement sous un fourmillement de détails, leur éloquence parfois enflée (« Le fanal de la mort vint braquer sa lueur blafarde sur le corps du malheureux tirailleur… ») et la naïveté de l’ancien maquisard quand il se mêle de philosopher ou d’élucider les ressorts de l’Histoire. J’ai fait si bien que Nora est repartie avec le livre. Cette fois encore, je m’en suis repenti. Elle me l’a rendu deux jours plus tard, me disant seulement qu’il était effroyable, et j’ai vu des larmes dans ses yeux. Un signet marquait les pages relatant l’équipée sauvage de la Milice en avril 44. Dagostini et ses gueules tordues avaient semé la terreur sur le plateau, arrêtant au hasard, torturant et fusillant à la diable, avant d’exiger du curé de Vassieux une messe privée, qu’il leur avait refusée. Plus que celle des miliciens, c’est la cruauté de Maud Champetier de Ribes, la maîtresse de Dagostini, qui terrifie : « …jouant avec mon dernier né, âgé de 8 mois, à lui jeter son édredon sur le visage, elle lui criait : Ris ou je te tue !... », puis choisissant les tortures qui débrideraient les réticents. Mireille Provence, qui y gagna son surnom d’espionne, faisait pâle figure auprès d’elle – elle se rattrapera par la suite. Quel enfer le Vercors a-t-il rappelé à Nora ? Dans le raffinement des tourments, dans l’aveuglement des crimes, la mukhabarat de Bachar al-Assad vaut la Milice et la Sipo-SD. J’ai suivi la guerre civile de façon trop distraite pour m’y risquer avec Nora ; sa pudeur l’aurait d’ailleurs empêché d’en parler. Quoi qu’il en soit, relisant La Picirella, que j’avais beaucoup fréquenté autrefois et presque oublié, j’ai été saisi par la barbarie des Allemands et de leurs supplétifs mongols, ainsi qu’on les nommait, quoique seulement caucasiens ou ukrainiens.
On ne peut revivre ces mois tragiques sans être hanté par quelques images de cauchemar qui, par leur excès même, semblent avoir perdu tout lien avec l’Histoire. Ainsi du calvaire de deux paysans pendus par les pieds jusqu’à la mort, qui m’a rappelé la fresque de l’enfer peinte en façade d’une ancienne auberge de Novalaise, près du chantier de La Maddalena. Les diables qui tourmentent le damné (La punizione del superbo, dit Internet) n’ont ni cornes ni sabots, ni queue aiguillonnée : ce sont des hommes ordinaires, sans difformité visible, en tous points semblables aux bourreaux de ce monde. De ceux du Vercors, un vieux peintre aurait peuplé un enfer luxuriant, multiple, sombre et expressif. Mais les mots, qui sont notre fusain et nos couleurs, les mots sont presque impuissants. Il faut que le lecteur y donne de sa personne, qu’il noue la corde et l’accroche à la branche, qu’il déploie l’immense forêt déserte autour de l’arbre où les deux hommes sont pendus, le front raclant la terre, qu’il éprouve leur faim, leur douleur et, aussi pusillanime qu’il soit, qu’il grave la mort sur leur visage – quant aux tortionnaires, leur silhouette suffit, des formes anonymes en combinaison noire, peut-être ornées d’un emblème à tête de mort, comme les parachutistes qui ont détruit Vassieux au lance-flammes, hommes, bêtes et pierres. De ces atrocités, peut-on faire de la littérature choisir les mots pour leur précision, leur force expressive, la rumeur qu’ils soulèvent, l’écho qu’ils réveillent au fond des vieilles bibliothèques les disposer en phrases harmonieuses ou convulsives, leur donner rythme et éclat sans en rester muet de honte, la main figée sur le clavier, devant le pointeur qui cligne sur l’écran au milieu du morceau d’éloquence ? Plutôt qu’une page habile, le dénuement des procès-verbaux :
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[1] voir : 2. Le temps