Habiter le livre. A propos de La Maison indigène de Claro



Habiter le livre.
A propos de La Maison indigène de Claro (Actes sud, 2020)



« Le livre comme une cabane, mais en plus confortable »
Sereine Berlottier
Habiter (Les Inaperçus, 2019)



Dans le précédent livre de Claro Substance (Actes Sud, 2019), Benoît, le personnage principal, est un jeune homme, orphelin sans parents, recueilli par une Tante curieuse. Il se découvre un pouvoir, celui de regarder les fantômes surgir dans l’étrange maison sans homme de sa Tante. On pourrait croire La Maison indigène sans lien avec son précédent livre. Claro, passant du roman au récit, on serait ailleurs. Sans doute. Mais on ne n’ôtera pas l’idée qu’un principe d’inversion ou de vase communiquant préside au passage de l’un vers l’autre, La Maison indigène, avec son univers masculin, son lieu identifié (presque identifiable), et cette commune convocation des fantômes.

On pourrait penser que ce récit de Claro est une introspection familiale. La redécouverte de « La Maison mauresque » construite à Alger en 1930 par son grand-père Léon Claro serait l’occasion de tracer les filiations du grand-père au père, de la famille des Clar au baptême des Claro qui vivent en Algérie jusqu’à l’Indépendance. Même si le père Henri Claro a quitté Alger dès les débuts des années 1950 pour s’installer à Paris. Tout cela émerge du livre comme des îlots, dans ce texte conçu en chapitres brefs, fragments d’un archipel infini dans lequel il faut choisir une navigation. Celle de Claro n’est finalement pas familiale. L’usage du conditionnel répété à partir de la page 156 confirme ce choix :

> « Il faudrait remonter le 6 mai 1824… »

« Il faudrait les imaginer… »

« Il faudrait s’attarder un peu sur cette Emilie… »

« Il faudrait aller plus loin encore…

« Là, de peur de s’égarer à jamais dans les frondaisons de l’arbre généalogique, il faudrait redescendre prudemment… »



Pourtant cette « maison mauresque » d’Alger est bien la maison indigène. L’indigène, c’est celui « qui est originaire du pays où il se trouve ». Quel est donc le pays d’origine de Claro ? Qui a lu quelques livres de Claro peut se forger une petite idée. Ce récit le confirme. Le lieu de Claro, c’est la littérature. C’est là qu’il habite. L’espace que peuple Claro est celui de l’écriture. Le sujet de La Maison indiège n’est donc pas la maison mauresque mais la maison indigène. La maison qu’il s’agira d’habiter surgit d’une manière hasardeuse :


« l’an dernier, un de mes amis, Arno Bertina, m’envoya un e-mail amusé, dans lequel il me disait, plus ou moins en ces termes, « Alors comme ça ç tu ne te contentes pas d’écrire des livres et de traduire des livres ! Tu construis aussi des maisons ! Et tu les fais visiter à Camus. » Il était en effet tomber, au cours de recherches, sur cette petite information qu’il avait eu à cœur de me donner en pâture :

L’un des premiers textes écrits par Camus a été « La Maison mauresque », qui décrit une villa bâtie par Claro. » [1]



Ce dont il est immédiatement question dans cet extrait, c’est de littérature : Claro auteur et traducteur ainsi que la place d’Albert Camus dans la légende [2] de cette maison. Ce à quoi il faut ajouter qu’Arno Bertina est lui-même écrivain… C’est donc par la littérature que le sujet s’impose à Claro, la littérature, et rien d’autre. L’horizon de la citation est immédiatement saturé de signes littéraires. Ils brouillent d’ores et déjà tout mouvement vers simple une généalogie familiale. Car Claro est brouillé avec le motif familial et paternel. S’il y revient à plusieurs reprises dans ce récit, Substance ou CosmoZ le rappellent également. Les lieux/liens ne sont pas familiaux, il sont familiers sont artistiques : l’ombre d’Houdini dans Chair électrique, Freaks et l’univers de Franck Baum dans CosmoZ, la matrice Bovary dans Madman Bovary, etc.


La Maison indigène ne cherche pas à construire (ou reconstruire, ou même déconstruire) la mémoire familiale (celle du père, du grand-père, ou même celle de la colonisation/décolonisation algérienne). Claro la regarde avec distance sans la nier ni la refouler. Il prend le hasard d’un surgissement (la maison mauresque) pour aller vers ce qui l’intéresse, l’occupe, le fait vivre : la littérature. Puisque, d’une certaine manière, la mémoire familiale revient au devant de sa scène psychique par la littérature (Arno Bertina et Albert Camus), la réponse sera aussi littéraire que de littérature  : écrire un livre qui choisira de tirer et de tisser les fils littéraire d’une histoire familiale afin d’être d’abord une enfant (un fils) de la littérature avant d’être celui de son père. La Maison indigène fait le choix d’un héritage : l’art et la littérature. Comme il est écrit dans le récit, ce que Claro livre d’abord, c’est un livre.


Claro tisse de courts chapitres qui sont autant de fragment de soi… comme un rappel des termes même de Roland Barthes :


« Texte veut dire Tissu  ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture – le sujet s’y défait » [3]



Claro couture les morceaux de soi au travers des fragments d’une généalogie qui passe donc du familial au littéraire. L’expérience littéraire est celle d’une circulation fragile à l’intérieur d’une géographie psychique  :


« Une géographie psychique joue au palimpseste sous la peau des murs, et le moindre mouvement, la moindre émotion en révèle les reliefs. Non pas une arrière-pensée, mais un affect ancien, prompt à ressurgir dès que les ombres se déplacent. » [4].



L’auteur de La Maison indigène suit le chemin du palimpseste en découvrant que le premier article du jeune journaliste Albert Camus est consacré à la maison mauresque de son grand-père. Camus suit le fil du récit et des digressions autour de L’Etranger et de son adaptation par Visconti. Mais on aura bien compris qu’il ne s’agit pas de digression mais du cœur du livre. Claro fait le choix du palimpseste. Il interroge et radiographie ce qui renvoie au plus intime : moins l’architecte que l’écrivain qu’il accompagne jusqu’à sa mort accidentelle en 1960. Claro multiplie les récits, les anecdotes, les analyses et les citations pour inscrire un compagnonnage dans ce temps passé… la littérature, les écrivains ou les cinéastes (sans oublier Le Corbusier) étant les fils tissés pour approcher ce passé familial (son grand-père et cette maison). Il inventer une manière d’habiter ce qui ne l’est pas :


« Mais le fait est que j’avance, m’enfonce dans le vestibule, j’en ressens ses vibrations comme autant d’assauts de fraîcheur, je devine au fond du pénombreux boyau tapissé de majoliques le clair poumon de la cour carré avec sa fontaine qui est comme un sein au lait cristallin pour qui a du temps à perdre en poésie. Je n’ai rien à faire dans cette maison et pourtant j’y suis, j’arpente, la mesure, l’habite presque. Je l’ai prise pour cible et, de moi, semble-t-il, elle a fini par faire son cœur d’élection. Je suis contraint d’y gesticuler – et comme sonné d’en adorer le seuil, ne serais-je pas sensible à ces mots de Camus dans « La Maison mauresque » :

« Au seuil de cette maison, je regardais la nuit approcher. De leur grande écriture égarée les chauves-souris commençaient à tracer sur le ciel leur machinal désespoir » » [5]



On retrouve dans le début de cet extrait le style propre de Claro entre abondance, jeu de comparaison et tentation de la digression. Puis, il se reprend, se dédit, cherche à s’éloigner de cette tentation de dire la maison, de l’habiter presque. Les restrictions s’effritent et trouvent leur solution dans la citation, Camus venant, comme un guide du passé, donner matière au geste d’écriture.


Il en va de même pour la figure du père que Claro ne cherche pas particulièrement à approcher. C’est par le biais du poète Jean Sénac qu’on fréquente un peu plus Henri Claro. Les deux hommes se connaissent et se fréquentent depuis leur jeunesse algéroise. Henri accueille chez lui le jeune poète et Claro suit les fils de son existence pour retrouver en creux la silhouette de son père. C’est encore par les mots d’un autre que Claro définira son père en extrayant d’une lettre de Sénac une expression du poète qui caractérise son père… et qui devient dans La Maison indigène une définition autant qu’une épitaphe :


« CLARO, HENRI (1931-1986)

espèce d’excité à la recherche de son sens » [6]



L’Etranger occupe une place particulière dans le livre. C’est d’abord Camus, ses connexions avec le monde littéraire, son grand-père, la maison et Sénac. Mais c’est aussi la figure de l’Arabe dans le roman et la question algérienne. Mais Claro explore également des aspects plus secrets autour de la relation du roman au cinéma, en particulier avec Fernandel, puis tous les espoirs d’adaptations jusqu’au film de Visconti et la découverte d’un documentaire réalisé au moment du tournage de ce film, documentaire dans lequel apparaîtrait Sénac lui-même :


« Le plan ne dure qu’une seconde, comme un nom scintillant à un générique, aussitôt remplacé par un autre plan, celui d’une fontaine au centre d’une cour intérieure dallée de tommettes, en vue plngeante, une fontaine octogonale garnie de plantes en pots, bien au centre comme il se doit. Je n’en croyais pas mes yeux. D’abord Sénac, puis la Maison mauresque ! » [7]



Pour que le tissu du texte soit bien solide, il faut que les fils croisent, se touchent et s’entrecroisent. Jean Sénac devient un espace de convergence singulier au cœur de cette traversé. Claro se rend à Marseille pour rejoindre sa femme Marion Laine qui y tourne un film [8]. C’est la double occasion de faire des recherches dans les archives Sénac qui sont déposés à Marseille et de rencontrer Michel M, ami d’enfance de son père Henri. Michel l’a récemment contacté. Là encore Claro utilise des termes qui vont renvoyer à l’expérience du livre (bibliothèque ou du musée) en parlant de cette rencontre où Michel M parle du passé du père : récolement, inventaire [9].


Claro habite littéralement par cette constellation fragmentaire par l’aveu d’une pièce secrète de la maison mauresque. Dans le chapitre intitulé « Puzzle », explore une pièce cachée qu’il définit comme « le nouvel espace du monde ». L’énigme qu’il semble poser est immédiatement résolue à la phrase suivante : « J’appelle cette pièce la page. » [10]. La Maison mauresque, le grand-père et le père de Claro sont bien au cœur de La Maison indigène. Mais il n’est pas certain que l’auteur écrive sur quelque chose. Il n’écrit pas sur… mais il écrit avec. Il invente des pièces cachées, des cabanes où habiter. Bref, il écrit.



23 juillet 2020
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[1Claro, La Maison indigène, p. 17.

[2Legenda est « ce qui doit être lu ».

[3Roland Barthes, Le plaisir du texte, Seuil, 1973, pages 100-101

[4Claro, La Maison indigène, p. 78.

[5Claro, La Maison indigène, p. 149.

[6Claro, La Maison indigène, p. 170.

[7Claro, La Maison indigène, p. 107.

[8Claro, La Maison indigène, p. 64.

[9Claro, La Maison indigène, p. 90.

[10Claro, La Maison indigène, p. 162.