A propos de Tous les diamants du ciel de Claro
Il fallait bien prendre Claro au sérieux, prendre au mot près ce que Tous le diamants du ciel nous donne à lire : « C’est tout autre chose. » C’est l’incipit. C’est la première (et parmi les dernières) phrase du roman. Il faudrait donc tenter un déplacement : le four n’est pas que le four. C’est autre chose. Le pain n’est pas que le pain. C’est autre chose. La drogue n’est pas que la drogue. C’est autre chose. Il faudrait donc tenter un pas de côté qui résisterait à la lecture hallucinatoire du livre. Elle existe belle et bien. Elle a déjà été évoquée. Non, d’une hallucination l’autre, la substituer pour une marge qui tente un ailleurs. La drogue est centrale et évidente. Mais en tentant une autre perspective, on lira peut-être Tous les diamants du ciel comme un récit du tragique de l’Histoire et de l’histoire. Ce roman serait alors l’intensification du tragique de nos temps modernes en même temps que l’expérience d’une aporie romanesque.
Tous les diamants du ciel est un diptyque coincé entre 1950 et 1970. Entre Pont-Saint-Esprit et New York, Paris fait le lien, la jonction entre deux univers, deux mondes.
A Pont-Saint-Esprit, Antoine, comme son village, est victime d’un empoisonnement qui, d’hallucination en délire, le conduit à un internement psychiatrique, tandis que d’autres meurent.
A New York, Lucy, gamine fugueuse, droguée, bientôt prostituée, est approchée par la CIA pour dealer et donc tester ce qui s’apparente alors à une arme chimique : le LSD. Puis, ce sera pour Lucy une longue fuite, aux Etats-Unis d’abord, en Europe ensuite, à Paris en particulier où elle rencontre Antoine, et sa vie bourlinguée.
En apparence, le diptyque se croise. Il semble plutôt s’entrelacer et finalement se perdre dans un espace-temps qui invariablement reviendrait au même : un effet de retour, une boucle, qui rappellerait la bande de Möbius, cette courbure qui donne le sentiment d’un mouvement infini et transformé alors qu’invariablement on revient à son point de départ, comme Antoine à Pont-Saint-Esprit :
« Il traversa les faubourgs de la ville, ébloui par les tours en construction et les masures aux volets dégondés, passa entre les jardins si modestes que les légumes y poussaient comme à reculons, à croire qu’ils tentaient de retourner dans l’humus consentant, franchit une porte qui n’en était pas vraiment une, vit et entendit des gens rire et crier à bord de minuscules automobiles qui se heurtaient dans des miracles d’étincelles, s’enfonça alors dans les banlieues aux mille fenêtres derrière lesquelles le même mange-disque fredonnait le retour de l’alcool et la fin du repas, continua la ville jusqu’à sa perdition dans la campagne, dans le déclin d’un jour à la fois suave et indifférent, suivi parfois sur une centaine de mètres par un chien à la langue pendante.
(…)
Il croisa le mitron dans les escaliers, qui portait une pièce montée dont la fragilité, sensible à mille vibrations, était gage de beauté. Antoine le laissa passer puis reprit ce qui, enfin, malgré les lois de la physique du monde, lui paraissait ascension. » [1]
Ici, tout fait retour (les légumes, la musique, Antoine) et finit par s’inverser (descente/ascension) dans un sentiment d’étrange perte (la « perdition » de la ville et d’Antoine et l’alliance paradoxale, oxymorique entre les adjectifs qualificatifs suave et indifférent).
Le village de Pont-Saint-Esprit a été en 1950 l’objet d’une expérience secrète et redoutable : une contamination massive au LSD via la farine du boulanger. Antoine, première victime, ne revient littéralement pas de ses hallucinations, tout comme Lucy ne s’extirpe pas des griffes de la CIA. Les lignes entrelacées des personnages sont des lignes explosées, des gerbes de désastre, un désastre qui s’invente une existence au milieu de la guerre, apparemment joyeuse, qu’est la drogue : guerre du corps, guerre de l’esprit, guerre tactique de la CIA à la fois réelle et allégorique… et pour l’écrivain, bataille splendide de la phrase (évoqué ici seulement).
Dans ce roman de Claro, le monde est en tension. C’est d’abord l’immobilité d’Antoine, enfermé dans une tête démesurément explosée, et un corps pétri par le pain du LSD de Pont-Saint Esprit : « Antoine finit par ouvrir les yeux, las d’être à son insu et depuis si longtemps le sourd magicien de lui-même, celui qui passe son temps à traverser, sans discernement aucun, la réalité de ses hallucinations. » [2]
A contrario, la mobilité éternelle de Lucy : elle est celle qui ne cesse de fuir, de partir. Elle veut échapper au père, à la drogue, à la CIA, sans jamais y parvenir. Sa poussée verticale (Lucy in the Sky with Diamonds) est ramenée au sol par les lois de l’attraction, les lois du rêve d’Antoine : « Dans son sommeil qui n’est que refuge, il sent couler une cire sur sa main, une cire qui n’est pas de la cire et qui tombe des yeux de Lucy, comme tombent un jour tous les diamants du ciel, par la pure force de la gravité. » [3] Reste au final, une autre hallucination collective, celle de 1969 et d’Armstrong sur la lune, événement qui traverse l’épisode parisien comme l’image d’une tension entre la verticalité et l’horizontalité qui transforme Tous les diamants du ciel en poème baudelairien… il faudrait ici relire « Le mauvais vitrier » et son cri de révolte et de désespoir : « la vie en beau ! » dans l’expérience de la dislocation générale, et cette esthétique baudelairienne de l’horizontalité et de la verticalité qui explose littéralement dans « Le mauvais vitrier ».
Tous les diamants du ciel prend la période 1950-1970 comme la mesure du désastre : 20 ans comme un trou noir dans lequel le monde s’engouffre. C’est ici un voyage façon bad trip sur une période et un regard qui, finalement, battent froid les images sulfureuses et joyeuses des drogues sixties, du LSD et du flower power tel qu’il revient aujourd’hui comme un objet marketing lissé. Le roman de Claro est une descente infinie, une descente qui n’en finit pas. Le problème des drogues dures, c’est la descente. Souvent, il faut prendre une autre drogue pour retomber. Le récit, et plus certainement l’écriture, est cette autre drogue qui atténue les effets de la descente : un roman comme un speedball, un récit qui tenterait de soustraire les personnages à l’infini des effets de la descente post-LSD, et finalement un récit qui accompagnerait une impossible descente. Car le livre de Claro mange de ce pain-là et se met devant, l’affronte. En ce sens, il est encore baudelairien. Dans cette exploration du gouffre, son nouveau, c’est d’abord son style, son écriture, l’amplitude de la phrase comme espace de perte, la souplesse ironique comme autant de chausse-trappes pour laisser surgir le tragique, cette basse continue qui traverse chaque phrase.
Le personnage d’Antoine est alors le miroir même du roman. C’est un espace d’expériences qui s’invente en s’appropriant les histoires des autres. C’est un précipité, la somme infinie et fragmentaire des autres, de ce qui ne lui appartient pas sinon dans le dire et l’hallucination, son espace fragile et vibratoire. Antoine est une blessure (étymologie de fragment) et une béance, une brèche ouverte à Pont-Saint-Esprit. Le personnage est un espace tragique, le fruit du fatum du LSD et un gouffre pour le roman qui ne conçoit plus de personnage qu’indécidable. Tous les diamants du ciel prolonge donc cette question ouverte par Madman Bovary, CosmoZ ou Livre XIX ou Bunker Anatomie, espaces littéraires qui ne cachent rien des désastres et des ruines du temps, comme des personnages de romans. Il en est finalement de même pour Lucy, elle est une impossibilité, un principe d’effritement annoncé dès son apparition [4].
Reste la CIA ! C’est ce qui lie, relie (lit et relit), et détruit. C’est ce qui raconte des histoires et surtout fait des histoires comme elle fait l’Histoire (avec ou sans H, hache, ou hasch), ou croit la faire. [5] La CIA est peut-être seulement dépositaire de la « part maudite » de l’Histoire, celle que traverse le romanesque (aporétique) de Claro.
[1] Claro, Tous les diamants du ciel, Actes Sud, 2012, p. 245 et p. 247
[2] p. 227
[3] p. 191
[4] p. 62
[5] Peut-être est-ce là l’illusion (l’hallucination) ultime, éclairant alors la phrase de Burroughs citée par Claro en exergue de la deuxième partie : « Il me semble que les drogues sont un des éléments du pouvoir par excellence. »