Jean Louis Giovannoni / Le visage volé
Ce visage sous ton visage
que le sommeil laisse monter
et que le lever ferme
chaque matin plus profond :
viendra-t-on le dégager ?
viendra-t-on lui donner corps ?
Les gestes
Si la poésie de Giovannoni est une poésie de la séparation – Qui voit sépare –, une notion la hante ou l’habite : la distance. D’où ce recours au tutoiement, cette mise à distance de soi, cette étrangeté déjà dans le pronom, cette désidentification tout comme cette quête d’un je ne sais quoi. On objectera à juste titre que certains poèmes recourent au « je », ce qu’on interprètera comme une réduction de la distance creusée par le poème entre l’espace qu’il ouvre et celui qu’il pourrait chercher à rejoindre, à habiter, dans l’hypothèse où l’on parlerait d’un espace subjectif où « je » attend, où « je » désire. L’intériorité joue un rôle crucial dans la poésie de Giovanonni, encore qu’il ne faille pas se méprendre sur le sens de ce terme. Peut-être ici serions-nous plus avisés de parler de « dedans », afin de désigner une réalité fugitive qui ne se caractérise pas tant par des sentiments ou des états d’âme que par des états de la matière, des états organiques. En effet, face à cette impuissance des visages intérieurs à prendre corps, face à cette impuissance à faire, face aux cris qui restent sans écho, le poète a cette expression : Un silence d’organe. Tel serait le dedans, cette fameuse intériorité réduite à l’essentiel.
Point de détresse métaphysique ni d’appel à la transcendance mais un silence du corps, un silence obstiné, de ce qui lutte dans l’obscurité et l’ignorance, dans l’invisible. Quelque chose pousse au-dedans, et c’est ce qui finira en geste, ce qui se métamorphosera en mouvement, déplacement du corps dans l’espace, geste qui rendra l’espace sensible, mouvant, geste infime peut-être et même dérisoire mais geste inaugural cependant. Qui parlait de chiquenaude à l’origine de l’univers ?
Tout ce monde invisible
Qui n’attend
qu’un pas de toi
un seul geste
pour être appelé.
Quel que soit ce « tu » ou ce « je », il désigne un corps soumis au « besoin de se déplier ». Dépli d’une jambe, d’un bras, marche… l’existence poétique semble devoir coïncider dans ces poèmes avec une naissance du corps, une renaissance permanente, quotidienne. Chaque jour, à chaque instant, le monde exige de naître, les corps aussi, chacun chacun.e abrite en soi une telle exigence, conatus, feu (l’élément absent de cette poésie, du moins explicitement ?) qui anime, consume. Il y a bien un appel mais il est pris dans la matière des choses et nullement perdu dans un au-delà.
Tu marches
et des arbres
viennent dans tes pas.
Il existe une multitude de définitions de la modernité. J’appellerais volontiers moderne ici ce qui tire son unité, sa force, son sens, non de l’immobilité mais du mouvement. Il y a contenue dans cette définition toute l’euphorie du projet moderne – voire technique -, cette foi en la vitesse en laquelle certains ont pu prophétiser une déchéance de l’humain, une honte faite à ses capacités, sans parler de la déshumanisation qu’un monde de machines engendre, corollaire d’un désir de les imiter, dans leur mode de fonctionnement et dans leur langage. Jean-Louis Giovannoni n’est pas un euphorique, une douleur plus ou moins sourde traverse ses vers, prix à payer d’une lucidité qui ne s’aventure pas ouvertement sur le terrain politique mais, fidèle à une forme d’ascèse, interroge opiniâtrement le sens du mot être : être là, être avec, être en mouvement.
Naître
ce n’est pas pouvoir
se tenir en un lieu
mais toujours aller
dans ce qui s’éloigne
On n’atteindra pas, qu’on se le dise. Mais cela ne signifie pas désespoir ou renoncement. Notre lien aux choses, notre rapport à nous-mêmes et aux autres ne peut se construire que dans l’espacement, l’éloignement, la différence. C’est le contact ou la confusion, l’immobilité, qui signifieraient la fin, la mort, la disparition de tout horizon. En s’éloignant, le monde ne cesse d’être désirable, même si, pour une conscience mélancolique, la disparition des corps et des objets que signale et consacre chacun de nos gestes ne saurait manquer d’affecter le rapport au présent et à la présence. Beauté des corps qui s’évanouissent, des objets qui se dérobent dans le temps même où ils se manifestent. La vérité est liminaire. A l’instar d’une bulle de savon, on ne saurait la toucher sans qu’elle n’éclate. Etrange monde que celui exposé esquissé par les poésies de Giovannoni, monde à la fois physique, concret, dense à force d’être contracté et monde évanescent, fuyant, aérien. Simultanément une chose et son contraire, la limite spatiale, physique, étant non seulement ce qui définit un corps – le toucher - mais ce qui le tire d’un monde informe pour l’installer provisoirement dans l’existence. On pourrait en rester là - s’il n’était le maléfice du langage.
Les mots
On pourrait ne pas parler. Ou plus exactement, l’ordre des choses aurait pu être tel que notre présence au monde ne s’accompagne pas nécessairement de la parole, de l’expression. Mais il n’en va pas ainsi. Le langage est notre fatalité. Le monde existe très certainement en dehors du langage mais pour nous, nous ne sommes au monde et le monde ne se découvre à nos sens que si on le double ou l’enveloppe d’un tissu de mots. Force est de reconnaître que l’on prête un pouvoir exorbitant au langage.
Si on ne croyait pas le monde capable de se déposer dans les mots, jamais on en parlerait. Jamais on ne sentirait, en prononçant un de ces mots, que nous sommes un peu la demeure des choses.
Nos mots recueillent quelque chose de notre expérience sensible – pierre, eau, ciel – et par l’usage que l’on en fait – parole, silence, écriture – on ingère un peu de sa substance. Giovannoni va jusqu’à dire des choses (nous sommes un peu la demeure des choses). C’est une pensée séduisante. On n’aura toutefois pas la naïveté de croire qu’il confond les mots et les choses, et cela d’autant moins que pour lui les mots comme les gestes semblent voués à l’effacement, la soustraction et non l’accumulation. Qu’en est-il alors de cette substance des choses, se réduirait-elle à un signe ? Pour le poète les mots dessinent un chemin où les choses doivent se perdre, s’effacer, se vider d’elles-mêmes, de sorte qu’à la faveur de ce passage de la substance à rien, le langage, tel un tamis, conserve un peu de ce qui est. Les choses ont-elles un contenu ou bien est-ce leur vacuité qui doit nous apparaître à l’instar d’une vérité ? Ce peu que le langage contient, que le poème dispose sur la page, ce n’est ni un objet ni une personne bien entendu, c’est un chemin ou un passage où le lecteur, la lectrice, doit aventurer son regard en vue – c’est un horizon possible – d’une restitution. Que doit-on nous rendre que nous aurions perdu ? Notre visage ? Le visage du monde ou des choses, un visage éternel ? Quelque chose aurait-il été perdu ? Et si une telle transaction devait s’opérer, dans quel lieu pourrait-elle se dérouler ? Dans quel espace ?
De même que notre regard dans l’espace est aimanté par l’invisible, dans l’écriture ou la lecture c’est vers l’imprononçable que l’on se dirige, pour ainsi dire aveuglément. Lire, tout comme écrire, serait une forme de quête, ponctuée d’obstacles, de défaillances. Telle une marche, la lecture buterait régulièrement sur les limites du langage comme du sens, peut-être le bord des choses ou le signe de leur absence. Cette expérience des limites du langage, plus qu’aucune autre forme d’écriture, c’est le poème qui semble en mesure d’en réaliser la promesse, quitte à se heurter à l’hermétisme. On appréciera à cet égard le parti pris de simplicité de Giovannoni, qui confère à son affrontement à l’imprononçable une valeur d’autant plus grande (on pensera si on veut à Michaux, à Juarroz ou à Jabès, compagnons de route du poète) qu’il ne se paie pas de mots. Le silence est un des noms qui permet de désigner cet au-delà ou cet en-deça du langage, il n’est pas quelque chose qu’on localiserait facilement. Au contraire, il semble être à la fois partout et nulle part, et si les blancs de la page indiquent son passage (lui aussi est pris dans le mouvement), je ne crois pas qu’il faille chercher à l’enfermer dans leurs limites. Par ailleurs si le langage n’abrite pas les choses en tant que telles mais peut-être leur signe (signe de leur présence ou de leur disparition), en touchant à ses propres limites, conjointement à l’absence des mots - l’imprononçable -, il peut ouvrir sur l’absence des choses - l’intouchable. En d’autres termes, par la négation – une négation qui aurait sa positivité - le langage opèrerait un rapprochement que l’on pouvait croire hors de portée entre les mots et les choses. Par leur absence respective, petit miracle, choses et langage communient alors dans le poème. Etrange mariage, dira-t-on, où la distance est reine.
Le poète interroge et répond, il voit ce qui ne peut se voir, confère un relief au vide, compose dans l’inaudible.
N’y a-t-il pas une voix
qui se tait
sous chacune de nos paroles ?
Tu appelles
pour que les choses
trouvent leur distance
dans ta voix.
Ainsi la voix, appel silencieux, tisse-t-elle dans l’invisible un réseau infini de liens entre les choses, lesquelles n’existent qu’en vertu de la distance irréductible qui les sépare.