L’invention de Nithard, de Bernard Cerquiglini
Les promesses abondent, elles sont peu tenues ».
Dans son dernier ouvrage, Cerquiglini entend réparer une grave injustice, celle-là même qui frappa un des hérauts de la langue française, le premier écrivain de ladite langue : j’ai nommé Nithard (IXè siècle), petit-fils de Charlemagne, ainsi que les Lothaire, Louis et Charles dont les querelles de pouvoir sont à l’origine des Serments de Strasbourg, premier texte écrit en français en 842. L’histoire et l’érudition dont se nourrit cet ouvrage ne doivent pas effrayer, et il faut reconnaître à Bernard Cerquiglini, plus encore qu’un talent de vulgarisateur, un véritable talent d’écrivain, dans ce livre comme dans d’autres, qu’il sait mettre au service d’un projet quasi archéologique, puisqu’il faut dire que de Nithard personne ou presque n’avait jusque-là entendu parler. L’invention de Nithard - on appréciera la polysémie du titre qui signifie à la fois « découverte » au sens archéologique du terme, non seulement du personnage mais de son squelette, et ce très récemment ; et aussi créativité ou fiction - l’invention de la langue française par Nithard, qui la découvre ou la révèle, la consacrant en l’écrivant, se doublant d’un rêve politique qui se nomme fraternité (c’est le cœur du plaidoyer de Cerquiglini).
Il est singulier de noter que les Serments de Strasbourg qui consignent les arrangements passés entre Louis le Germanique et Charles le Chauve au détriment de Lothaire (les fils de Louis le Pieux - lui-même fils de Charlemagne - qui s’efforcent de régler la succession) ont été perdus. Le premier texte français que l’on possède, c’est celui de Nithard, auquel Charles le Chauve confia la tâche d’écrire une partie de son histoire. De là à en déduire que ce scribe était historien, il n’y avait qu’un pas que moult auteurs franchirent (dont Pascal Quignard, dans un livre récent sur lequel nous reviendrons), alors qu’il était avant tout soldat, et des plus vaillants. Tout historien sait à quel point un document peut mentir, il semblait donc crucial de ne pas douter de celui qui entérinait la naissance du français. Cependant, plutôt que de se demander si le texte de Nithard est conforme à l’original des Serments, il semble plus intéressant de remarquer qu’une incertitude est au principe même de l’écriture comme de la connaissance, incertitude qui pointe en direction de la teneur fictionnelle du langage (sa capacité à fictionner, à inventer plus encore qu’à mentir), laquelle prendrait sa source dans un silence ou une ignorance que l’écrivain - le romancier - s’ingénierait à faire parler (plus largement encore, on mesurera l’abîme insondable existant entre un récit et un fait historique quand on aura rappelé que le réel n’est pas écrit, quand bien même le langage en traverserait l’épaisseur, telle la flèche de l’archer). Que l’histoire de Nithard et de son frère, Hartnid, dont on ne sait rien, soit au cœur du roman de Quignard Les larmes ne pouvait donc que stimuler la plume de Cerquiglini et l’inviter à rapprocher son texte de celui du romancier pour les faire dialoguer au point de rendre trouble la frontière séparant la réalité du rêve, la vérité de la fiction. Cerquiglini a l’art de nous faire suivre pas à pas l’édification d’une vérité historique ou scientifique et l’on serait bien mal avisé de dire que ses efforts n’ont contribué qu’à rendre plus poreuse la frontière entre vrai et faux - et cependant, comment ne pas éprouver un vertige devant la multitude des interprétations ou des lectures que l’on fit du texte de Nithard, comment ne pas admettre que tout varie et que la variation ou la variante sont au principe de la pensée comme de l’écriture (au Moyen Age, mais pas seulement). Invention du passé par l’érudit qui erre parmi les manuscrits et les couloirs des bibliothèques, découverte de la vérité par le romancier qui fantasme à partir d’un oubli ou d’une perte, enchevêtrement de délires... n’est-ce pas ce qu’on nomme d’un air entendu « réalité » ?
Qui fut Nithard, et en quoi consistent ces Serments qu’il consigna dans cette langue romane appelée à devenir le français ? Furent-ils seulement respectés, ou bien doit-on considérer que c’est à un désir voire à un imaginaire politique que ces promesses profitèrent le plus ? Du point de vue de la réalité, force est de constater qu’ils ne sont en fait que « le premier anneau d’une longue chaîne d’accords », comme l’écrit Cerquiglini, et donc de désaccords, d’accrocs et de reprises. Ils n’en restent pas moins importants, puisqu’ils instaurent une diplomatie familiale, octroyant à l’écrit une fonction politique qui aura de beaux jours devant elle (le français comme langue diplomatique, fiction et réalité inaugurées par Nithard et qui perdureront jusqu’au XIXème siècle).
Petite précision avant d’aller plus loin. Les Serments sont énoncés en français et en allemand, non seulement afin que chacun, Charles le Chauve et Louis le Germanique les comprennent (l’un et l’autre comprennent aussi bien la langue de référence qu’est le latin, que le français et l’allemand), mais aussi et surtout leur peuple (les « fideles » qui prêtent également serment), auxquels les souverains s’adressent en langue vernaculaire (en langue romane pour Charles, en tudesque pour Louis, ancêtre de l’allemand). Quant au récit de Nithard, il est rédigé en latin, comme il se doit, à l’exception de ce passage des Serments qui fit date, rédigé en français, ou plus exactement en protofrançais, ainsi qu’en protoallemand (mais d’autres textes plus anciens attestent la genèse de l’allemand).
Nithard écrivain. Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne vais pas reproduire le détail de la démonstration de Cerquiglini mais aller droit à l’essentiel. Nithard inaugure un « dispositif politico-énonciatif ». En d’autres termes, « chez Nithard, les Serments forment une dramaturgie des langues ». On appréciera la formule. On sait combien cette question des langues est politique, quant à leur diversité et quant à leur rayonnement. Ce que montre Nithard, au IXè siècle, c’est qu’il existe d’autres langues que le latin et que le temps est venu de leur conférer une existence. De cette pluralité des langues dans le texte dépend la légitimité et la solidité des serments. Pour les fidèles, on ne saurait jurer dans une langue qui n’est pas la leur, mais pour les protagonistes (tous les deux trilingues), la mise en scène va plus loin puisque le Germain (Louis) s’adressera à son frère (Charles) en langue romane tandis que le Français s’exprimera en langue germanique. Cerquiglini parle de chiasme des langues. Les Serments ne sont pas seulement bilingues, une même bouche parle deux langues, la sienne et celle de l’autre. Question de reconnaissance, du peuple qui s’exprime autrement que ceux qui le gouvernent et de l’allié qui parle une langue différente. De là qu’à travers cette dramaturgie comme au travers des anecdotes ou des tableaux qui figurent dans l’ouvrage rédigé par Nithard, l’on puisse parler de la mise en scène d’un rêve fraternel et linguistique ayant nécessité en plus d’une intelligence politique une stratégie d’écriture digne d’un écrivain.
Il faudra des décennies, des siècles - et en un sens notre Europe des langues est un fruit de cette première pousse -, pour qu’une telle ambition - faire exister les langues des territoires ou des royaumes, des pays, dans un esprit de confraternité - soit relayée voire amplifiée. Et à l’heure où l’on sait qu’un nombre considérable de langues disparaissent et que des formes standardisées de langue écrasent la vitalité des idiomes, il n’est peut-être pas inutile de méditer le geste de Nithard et de nous demander si l’écrit n’est pas par excellence le lieu d’une multiplication des langues et si toute langue, a fortiori littéraire, n’est pas à sa manière polyglotte.
Proust prétendait que quand elle atteint son but, la littérature - ce qu’il appelait les beaux livres - s’écrit dans une sorte de langue étrangère. Invitation à penser que toute langue véhicule en son sein un principe d’étrangèreté qu’elle doit exprimer si elle veut se renouveler. Cet autre de l’écrit peut prendre la forme de l’oral (ce que fut d’abord le français pour le latin). Plus métaphoriquement la forme d’un flux ou d’un geyser, celui du temps et de la folie qu’il contient : utopie futuriste ou nostalgie révolutionnaire, au sein de la langue s’agite un rêve à la fois ancien et à venir qui fait que tout bouge, que tout varie. Quignard l’assène dans son dernier ouvrage, L’Enfant d’Ingolstadt, Cerquiglini aussi : Au commencement était le rêve - et ce jusque dans les mots qui l’expriment ou le trahissent, lesquels demeurent perpétuellement à écrire, à relire, à récrire.