Laure Gauthier | La cité dolente

Dans La cité dolente de Laure Gauthier, les carrousels cyniques du capitalisme sont les cercles de l’enfer moderne. Partout, la violence anonyme y a cours, tout tourne en rond : arène de tauromachie, manège pour enfant et tourbillons de la glace italienne engloutie, images en boucle à la télévision-hublot...
L’homme immobile et vieux, protagoniste principal dont le cri sarcastique se crispe de plus en plus à l’approche de l’agonie, n’entre pas dans cette ville damnée à pas feutrés comme Dante dans la forêt obscure ; il y est projeté, puis assailli par des couleurs et des lumières fausses, comme celles qui éclipsent la lune dans les vitrines de la nuit citadine. Son regard est pessimiste, il voit l’abject de ce monde et le rapporte dans sa morbidité dégoulinante : surconsommation, crimes absurdes, inattention globale aux autres… Il affiche sa répulsion ironique de la laideur ordinaire.
Mais la poétesse ne donne pas qu’un ton à la voix de cet homme. Au début du livre, sa voix à l’évocation de certains souvenirs se voile de tendresse ; au cœur du trajet poétique, la prose léthargique et sèche s’anime, l’homme lutte encore pour l’accès à la joie, l’horizon de celle-ci ne semble jamais totalement disparaître.
Laure Gauthier dessine ce parcours initiatique grâce à des rythmes qui varient sans cesse, selon les inflexions de la voix : la profération poétique ne va jamais de soi, elle tire au cours de chaque chant sur des cordes différentes. Dans les paragraphes de prose, tantôt c’est la violence et la vulgarité du monde qui sont exposées, tantôt un espace est réservé pour une méditation plus sereine. Les vers, quelquefois en tercets qui dialoguent avec La Divine comédie, sont plus unis, portés souvent par une respiration, un mince espoir, un résidu d’amour en la vie. De quoi tenir. Quand ils s’enjambent et se suivent, on sent toute la difficulté de vivre, l’effort continué pour se maintenir, presque à bout de souffle. Ce souffle reprend un peu d’allant dans des moments poétiques qu’on pourrait apparenter à des versets, où la voix essaie de réincorporer au texte une énergie vitale, de faire couler à nouveau l’afflux sanguin dans les lignes du poème. Aussi du début à la fin la poésie reste-t-elle, malgré tout, vivante.
Mais où cette vie mène-t-elle ? Un désir métaphorique affleure, alors qu’on approche du terme du parcours : réinvestir la forêt, renouer avec un espace de cimes et d’écarts, où l’homme peut trouver, par hasard ou habitude, quelque clairière où s’apaiser. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut parcourir ce livre, avec cette quête en tête, qui nous permettra d’échapper aux circuits infernaux, aux cycles ultra-rapides et continus qui menacent de nous essorer à chaque instant.

Léo Dekowski

Laure Gauthier, La cité dolente, Lanskine, 2023.

14 avril 2023
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