Le Roman de Mara

« le temps qui courait à l’envers / me ramène à elle qui recrée le monde », Gérard Cartier


À la fin de son livre, composé de trois parties comprenant trente-trois poèmes chacune, auxquelles s’ajoutent quatre poèmes intitulés Le carnet, Gérard Cartier évoque l’origine de son projet, datant du début des années 1990, abandonné puis repris au fil des décennies, et conçu au départ pour coïncider avec les vingt ans de sa fille, à qui cet ensemble est dédié. Elle y apparaît dès ses premiers mois, passés dans des circonstances particulières et dans un lieu géographique bien repérable.

« Mara dans les neiges exposées au Vercors
frissonnant en langes dans sa tour d’abandon

chauve laiteuse la voix accordée aux viscères
Mara en cornette enfantée d’une morte »

Mara, fille d’une absente (dont elle ira, plus tard, avec l’aide du narrateur, honorer la mémoire), Mara court avec "dans ses bras / un être de chiffon aux membres défaits" tandis que son père l’espionne, "copiant dans le carnet humide / les formes modelées par la lumière d’avril".

La présence de Mara s’affirme et s’affine de page en page. D’abord dans son enfance, vécue dehors, au gré des saisons, dans des décors ciselés ou paisibles, au jardin, dans la forêt ou dans « le brouillard de Chartreuse » et ensuite à l’intérieur de la maison familiale, "encoignée dans sa chambre forteresse intérieure" quand son corps se transforme, quand elle entre dans l’adolescence avant de devenir une jeune femme.

« Mara-la-fantasque la visionnaire
voix de tête habits flottants séductions
usurpées c’est moi... s’inventant à rebours
un destin fulminal Prince c’est moi...
fille des dynasties sauvages un feu
de soufre dans le cœur défiant le destin »

Mara en âge de partir sur les traces de l’absente, en Italie en compagnie de celui qui sait qu’il devra un jour la regarder s’éloigner.

« Grand huit à travers l’Europe voyage d’éducation

non père mais guide et tuteur Minerve sous la figure de Mentor...

jetés à l’aventure sur les chemins du siècle

mieux la vie bariolée qu’un cabinet gravé au feu de sentences latines »

Ils vont à Venise, à Ferrare, à Ravenne, ils vont saluer les catacombes de Palerme, les ruines de Rome, le musée égyptien de Turin, ils vont à Florence, à Orvieto, à Pompéi, autant d’escales où Mara peut se mouvoir et exister dans des lieux qu’elle découvre et qui ne sont indiqués qu’en fin d’ouvrage.

Chaque lieu est saisi avec précision par Gérard Cartier. Toute description, forcément fragmentée, dépend de son angle de vue et de bien d’autres choses encore. Ce promeneur, à qui rien n’échappe, interroge sa mémoire, revient sur l’histoire de l’endroit visité, fait parfois appel à des poètes qui l’ont précédé, procure à chaque poème une forme différente afin que celui-ci, dessinant une sorte de tableau, s’anime en prenant place dans le décor qui l’a vu naître. C’est la succession de ces tableaux, leur vie séquencée sur la page, la géographie dans laquelle ils s’inscrivent, leur timbre clair, posé et soutenu, leur fil discrètement narratif et leur façon de s’assembler pour former bloc qui fascinent et donnent une belle impulsion à ce livre étonnant, ample et dense.


Gérard Cartier : Le Roman de Mara, éditions Tarabuste.

Jacques Josse

11 juillet 2024
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