Olivier Steiner | Le diable Lothar
1999 est mon annus horribilis, celui de la reine d’Angleterre fut 1992, je ne vais pas bien du tout en 99, découverte de la dépression la vraie, je fais la différence avec la mélancolie, les down, les passages à vide, les coups de blues, la déprime. La dépression, ce mal de vivre de Barbara, qui ne prévient pas, qui arrive, qui vient de loin, qui s’est traîné de rive en rive, la gueule en coin, et puis un matin au réveil, c’est presque rien, mais c’est là, ça vous ensommeille, au creux des reins... d’abord ça vous ensommeille, puis très vite en envahit tout, c’est totalitaire, même pas le temps de vous défendre, de penser à une riposte, une contre-attaque, c’est trop tard. La pensée s’est arrêtée, figée comme cette montre, le 6 août 1945, à 8 heures et 16 minutes, à Hiroshima. La bombe atomique de 15 kilotonnes larguée par Enola Gay venait d’exploser à 600 mètres au-dessus de cette montre d’homme. Une ville, des vies, soufflées. La tristesse devient continue, tout devient triste, même les choses joyeuses, le soleil, le beau temps. On dit aussi épisode dépressif majeur. Bon courage ! Quand on est à l’intérieur une des pensées consécutives c’est qu’on n’en sortira jamais, on ne voit pas du tout comment en sortir, ça paraît même impossible, c’est aussi pour ça, je crois, que certains en sortent en tuant leur corps, Sylvette... Sylvette qui disait dans sa lettre : Je me supprime pour que ça s’arrête, cette souffrance est trop grande, elle ne me laisse aucun répit et elle n’a plus aucun sens, je m’achève.
Moi en 99 je ne fais pas ça mais j’y pense, c’est cette année-là que l’idée prend corps et racine, je le ferai, je tenterai, j’essaierai de le faire plus tard... Quoi qu’il en soit le souvenir de cette année est fort mais très vague, le soleil noir a duré un an, une année complète, il a abrasé les contours des souvenirs. Je ne sais même plus ce que j’ai fait cette année-là, comment, avec qui, où je vivais, de quoi je vivais, etc. Trou noir. Je ne sais plus comment j’en suis sorti, pourquoi, comment, avec qui, etc. J’ai pendant un an perdu le contact avec la réalité. Je me souviens qu’avec les gens, les amis, je faisais semblant d’y être. Je n’y étais plus. Il me semblait que les amis me parlaient depuis la côte Est des Etats-Unis, et j’étais quelque par vers Bordeaux, alors qu’ils étaient à 30 cm.
Ma vie était une ruine, je marchais sur des ruines. Parfois, j’avais même l’impression qu’il me manquait des organes, mon cœur par exemple, je ne le sentais plus battre, j’avais l’impression qu’il y avait du vide à la place de mon cœur, même pisser, j’avais l’impression de ne plus y arriver, puis quand je pissais, j’oubliais que je l’avais fait, des choses comme ça... alors, forcément, on se met à délirer, le délire étant un besoin immense de lire, déchiffrer le sanscrit de la vie et de la mort... je me croyais damné, damnation carrément ! Quel manque de modestie ! Comme si le diable m’avait choisi pour faire des travaux pratiques, pourquoi moi ? Je fuyais les gens, les amis, je ne répondais plus au téléphone, j’avais peur de tout le monde, le moindre sourire ou le moindre bonjour ça va était comme un coup de sabre, une balle de revolver. Puis les gens, je les fuyais aussi pour les protéger, je m’étais mis en tête que j’étais forcément contagieux, que j’allais leur refiler mon mal, parce que mon mal, ce mal, je le voyais comme une entité autonome, qui s’était installée en moi, mais qui pouvait par mon intermédiaire sauter sur une personne... et puis, quand ça continue, quand ça s’approfondit, même la mort disparaît en tant qu’issue, on est alors en enfer à jamais, on a atteint l’immortalité du malheur, j’ai cru être arrivé là, j’y ai vraiment cru, l’angoisse sera mon oxygène, la douleur liquide mon sang...
En 99 c’était nouveau tout ça, c’est pour ça je crois que j’ai survécu. Et après, quand c’est revenu un peu, c’est là que j’ai fait mes TS, par peur, parce que je savais ce qui m’attendait et il était hors de question, insupportable de repasser par là, impossible.
En 99, il y a aussi eu la tempête, les Hauts de Hurlevent, le 26 décembre exactement, comme si les éléments, le diable, me faisaient une petite démonstration de leur pouvoir, comme une menace. Elle s’appelait Lothar, la tempête, si c’est pas un nom diabolique... D’ailleurs cette tempête n’était pas un ouragan (cyclone tropical) mais un système explosif, une dépression explosive des latitudes moyennes exceptionnellement intense pour l’Europe. Plus de 18 000 arbres du domaine de Versailles furent dévastés. Le bosquet de l’Obélisque par exemple avait été rasé comme au napalm, Apocalypse now en France. La « Tempête du siècle », qu’ils disaient. Rafales au-delà de 200 km/h. Alain Baraton, jardinier en chef du parc : J’ai vu les arbres se coucher dans le silence. Pourtant, des arbres coupés, qui craquent sous l’effet des tronçonneuses et tombent au sol, j’en ai vu... Et j’en connais le bruit... Là, les rafales étaient si fortes que ces arbres tombaient en silence. C’était spectaculaire, je croyais vivre un mauvais rêve, j’avais un sentiment infini de tristesse, d’accablement. 18 000 arbres tombés et il faudra en abattre 30 000 supplémentaires dans les jours qui suivront, trop abîmés. Spectacle de désolation, paysage apocalyptique. Je me souviens d’avoir vu les lumières des villes environnantes que, d’ordinaire, je ne pouvais pas voir. C’est que tous les arbres qui m’en séparaient étaient tombés. »
Aujourd’hui, 20 ans plus tard, c’est fini, ça va mieux. Mais il reste des traces, comme des scarifications à vie, des tatouages, suffit d’aller sur le Grand Canal, au cœur de la gigantesque perspective royale, regardez les platanes, en face, ils ont résisté mais ils sont tous penchés du même côté, ensemble, comme la forêt vivante de Macbeth... certains ne vont pas bien mais ils n’ont pas été abattus, par respect pour leur âge, très ancien...
Mais ça peut avoir du bon, aussi, tout ce mal... Par exemple l’avenue qui mène au Petit Trianon et au domaine de la Reine était majoritairement garnie de tilleuls vieillissants avant la tempête. En emportant tout et en faisant les dégâts qu’on connaît cette tempête a obligé Versailles à choisir un parti pour la replantation et Versailles a choisi de recréer le parc tel qu’il avait été conçu à l’origine, par ses décideurs et ses créateurs. Désormais, le jardin du château a retrouvé son aspect Louis XIV, celui du Petit Trianon son apparence Louis XV et le domaine de Marie-Antoinette son visage initial, s’éloignant ainsi des gestions parfois douteuses du passé. Et ce malheur de 99 enseigna des choses, à moi bien sûr, une certaine co-naissance de la douleur, l’expérience immense du mourir à soi, mais elle enseigna aux jardiniers de Versailles que plus un arbre était planté gros, moins il résistait au vent une fois adulte...
Alain Baraton est arrivé à Versailles en 76, je naissais. Il a vu passer les sécheresses, les canicules, les hivers rudes, les étés magnifiques, les printemps tonitruants. Seule la tempête de 99 a eu des conséquences étalées sur un temps si long. Finalement ça a été très bénéfique, l’ensemble du parc a été reboisé, c’est fabuleux. Le passé est passé, le présent est magnifique, 2020 à Versailles sera magnifique et c’est désormais une femme, Catherine Pégard qui dirige le vaisseau depuis la Présidence au Grand Commun. Pour Alain Baraton la page tempête est presque tournée, c’est désormais l’urgence climatique qui l’occupe. Dernières étapes de cette re-vie, la renaissance du bosquet de la Reine et surtout la replantation de 450 chênes dans la partie champêtre du parc, allée de Saint-Cyr. Ces arbres, qui ont une dizaine d’années, seront agréables à contempler lorsqu’ils auront 30 ans, deviendront beaux à 50 ans, auront une belle taille à 80 et ne seront véritablement spectaculaires que dans 100 ou 200 ans. Nous serons morts, mais nous avons en tête le spectacle de ces arbres, avenir, leurs promesses... Et sans prévenir, ça arrive... Ça vient de loin... Ça c’est promené de rive en rive... Le rire en coin... Et puis un matin, au réveil... C’est presque rien... Mais c’est là, ça vous émerveille... Au creux des reins... La joie de vivre... La joie de vivre... Oh, viens la vivre... Ta joie de vivre ! Barbara.