Myriam Suchet | Sismographies du manque

Nul doute qu’une langue gagne à se frotter à ce qui lui est étranger, langue étrangère mais pas seulement. A cet égard il semble légitime d’attendre quelque chose de l’opération traduction. Conscientes de ce fait, les récentes éditions Tango Girafe ont à cœur de faire voyager entre les langues et au-delà. Si l’on est d’accord avec Edouard Glissant pour dire que la mondialisation de la littérature a pour premier effet de confronter toute langue à toutes les langues, ce qu’il nomme créolisation ne doit pas seulement servir à décrire telle ou telle langue née d’un mélange ou d’une hybridation mais concerne toute langue dans le rapport qu’elle a avec elle-même comme avec le monde qu’elle accueille. Toute langue serait étrangère à elle-même dans la mesure où elle côtoie d’autres sonorités, musiques, couleurs, que celles attachées à une culture, dominante ou non, mais aussi dans la mesure où son être linguistique est engagé dans un processus continu de transformation qui n’est autre que sa vitalité. Myriam Suchet, puisque c’est d’elle ou plus exactement d’un de ses livres dont je souhaite parler, est à la fois écrivaine et chercheuse. Elle dirige à la Sorbonne le Centre d’études québécoises. On lui doit notamment un ouvrage intitulé L’imaginaire hétérolingue dont le titre sonne comme une invitation au voyage. Traduire le français dans le français c’est possible, et pas seulement au Québec. Parler c’est traduire, la traduction est le ressort essentiel de la langue. Traduit du silence disait Joë Bousquet. Dans Sismographies du manque, Myriam Suchet a décidé de faire du livre l’espace d’un corps à corps entre textes et dessins, « écritures asémiques » comme elle désigne ces derniers : nuages de points, enchevêtrement de lignes, traits droits, obliques, lignes courbes, alphabets imaginaires… chacun de ces dessins en noir et blanc extraits de carnets remplis de 2019 à 2024 a pour vis-à-vis un texte court qui en serait comme la légende – à moins que ça ne soit l’inverse (porosité, réciprocité).

Obsession, rage, liberté, transgression, recherche, jeu, parodie… ces dessins ont beaucoup à dire, quand bien même un principe d’économie gouvernerait l’écriture qui les accompagne. C’est que le manque dont ces dessins portent la marque, avant d’être éventuellement celui du sens ou de la signification, est d’abord celui de l’être aimé. Tutoiement de rigueur. L’autrice écrit d’emblée :

Pas un jour sans tracer une ligne. Même si elle ne veut rien dire, elle a fondamentalement un sens : vers toi. Faute de pouvoir t’envoyer une lettre à ton adresse, je t’adresse ces traits qui ne font signe vers rien d’autre qu’eux-mêmes.

Il y a bien un destinataire, il y a un bien un dehors mais le processus du dessin comme de l’écriture est tel que son destinataire semble tirer son existence des signes couchés sur le papier. Puissance du mot, du nom, qui fait lever la présence. Dérision du signe qui veut rivaliser avec la chaleur et le souffle des corps vivants.
Plus le texte s’éloigne du dessin, plus il en révèle la richesse ou le possible. Dessin et écriture avancent de concert au point que ce que dit l’écriture du dessin, il semblerait qu’on puisse le penser de l’écriture elle-même. L’espace de la page est celui d’une exploration où le chaos et la saturation menacent parfois la respiration tout comme le sens. Le blanc de la page est de l’air, il en faut pour assurer le mouvement, la respiration. Beaucoup de nervosité dans ces dessins, une énergie vitale qui exige de se dépenser. La puissance côtoie la fragilité. La densité le vide. On voyage entre les contraires.

Maintenant que je n’y comprends plus rien,
Chaque signe m’apparaît dans toute son étrange densité.

Ou encore :

Lire, c’est passer au travers.

Au fil de cette chronique de la résistance et de l’acceptation, sorte d’art de survivre, se déploie une méditation sur la place des signes dans nos vies : prépondérante. Que les signes que l’on perçoit et que l’on émet puissent s’autonomiser pour former une écriture, il y a là quelque chose de suffisamment fabuleux pour requérir durablement notre attention. Plus les études, réflexions, remarques sur les langues se multiplient, plus le mystère linguistique s’approfondit : hétérolingue, hétérodoxe. La sismographe dont tout le corps vibre en dessinant et écrivant écrit :

Traduire, c’est mener la même exploration à travers un milieu différent. Les lignes s’agencent en lettres, les traces forment des mots. Ne pas prétendre réduire l’incompréhension ni franchir la barre de l’illisible. Plutôt cheminer avec, c’est-à-dire tout contre : frottements et porosités de la membrane frontière.

A considérer ce voisinage dessin/écriture, présenté comme bilingue, on est pris d’un vertige. Mon œil suit la ligne qui monte et descend à une vitesse folle, ligne qui se dédouble pour devenir une chevelure. Une ligne fait frontière ou plan horizontal, une autre fait des boucles dessus dessous. Quelle est la vitesse d’un dessin ? Il n’y a sans doute rien à comprendre, en tout cas aucun horizon de sens à saturer, mais certainement un mouvement à épouser. L’œil doit se faire vivant, comme disait Jean Starobinski. Myriam Suchet évoque ses lectures, elle cite : des connu.e.s, des inconnu.e.s. Dans la bibliographie en fin d’ouvrage, elle commente son geste : « Je m’oriente à l’écho. » Ce ne sont pas seulement des voix, ce sont des traces, que l’on suit ou produit-reproduit, pour avancer, pour cheminer, se perdre aussi. C’est un jeu où l’on veut ne pas être seul.e à dire. Dialogue, polyphonie. Concert anonyme où la voix devient un nom qui devient un son qui devient quelque chose ou rien. Un des charmes de ce livre, c’est qu’il donne à voir. A mon tour de citer, des phrases récemment lues ou relues. Issues de L’œil vivant :

L’acte du regard ne s’épuise pas sur place : il comporte un élan persévérant, une reprise obstinée, comme s’il était animé par l’espoir d’accroître sa découverte ou de reconquérir ce qui est en train de lui échapper.

C’est vrai de toute chose qu’on observe, a fortiori si cette chose est un être vivant, changeant sans cesse et promis au départ. C’est vrai aussi de la ligne qu’on lit, dont on attend on ne sait quoi qu’elle donnera plus ou mois, ou pas du tout. C’est vrai de la ligne que l’on dessine qui nous fait voir à mesure qu’on la trace ou la suit, si bien qu’on pourrait être tenté de la poursuivre infiniment, ou au contraire de la briser pour ne plus subir cet ensorcellement. C’est qu’il y a derrière les choses un espace magique, derrière la page, au plus profond du regard, un espace qui nous aimante et exaspère notre impatience : de voir, de savoir, de connaître ; de toucher, de naître, de mourir ; d’engendrer.
Comme dit Starobinski, « voir est un acte dangereux ». En raison de cet insatiable qui fait à la fois notre bonheur et notre châtiment. Mer qui avance et se retire.
Le toucher est un des sens les plus présents dans cette sismographie du manque, la peau. Ce que fut la page, le parchemin, avant d’être un écran. Comme si la phrase, le phrasé, était le mouvement indiscipliné d’une caresse, un contact charnel établi avec un autre corps. Quel corps ? Celui auquel ouvre l’accès « ce qui se dénoue de nous ».

Tu finiras bien par te manifester à nouveau.
Ce sera peut-être sous une autre forme.
Quand je serai moi-même une autre femme,
un homme, un cyprès ou un oiseau.
Te reconnaître, alors, à ce qui se dénoue de nous.

*

Après un début d’écriture horizontale informe sur la partie supérieure gauche, quelques centimètres, départ d’une courbe qui s’arrondit au zénith de la feuille, redescend légèrement puis s’arrête sur le bord droit du papier. Sous elle, un vide abyssal. C’est l’élan du désir, qui s’appuie sur rien, dont le terme est infini. Mais ne soyons pas trop simplistes. Pas d’élan sans immobilité, pas de montée sans descente. Comme l’écrit sagement l’autrice dans sa postface : « soutenir l’élan, accueillir la chute ». Leçon d’écriture, de dessin ; leçon de vie.

29 mai 2025
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