On est lancés (enfin)
Ils sont partis. Je parle des Première : le petit groupe qui a écrit les poèmes. Six semaines de stage, puis les vacances ; on se reverra en janvier si tout va bien, si le monde tourne dans le bon sens d’ici là — mais qui fait encore des projets à si long terme, à notre époque ? Pour la dernière séance avant notre séparation, ils ne sont que trois. À cause du protocole sanitaire, des demi-groupes, de tout-est-compliqué-en-ce-moment. Tant pis pour les absents — mais, avec les présents, c’est un luxe. Je leur lis Henri Calet : les premières pages de De ma lucarne. Il y décrit avec lyrisme son Paris tant aimé : celui des gens. Puis, il dit son plaisir d’être reclus chez lui, en retraite d’un monde qui a cessé de palpiter. C’est ironique. Ça résonne avec aujourd’hui. J’explique mon projet aux élèves : ce mardi, nous devions sortir. On aurait visité la Flèche d’Or, et ce quartier qu’ils ne connaissent pas très bien. J’avais acheté un petit carnet pour chacun. Pour observer et écrire. Mais : le confinement. Alors, je propose d’écrire depuis chez soi, à sa fenêtre — « de sa lucarne », comme Henri Calet. Je donne aux élèves leur carnet, pour qu’ils y notent les idées qui leur passent par la tête, les choses qui passent devant leurs yeux. Je ne les oblige pas à le faire. Je leur dis : « Ce carnet est pour vous, je ne le récupèrerai pas, faites-en ce que vous voulez. » Le plaisir d’utiliser ce petit objet peut déclencher, parfois, le plaisir d’écrire. Déjà, j’ai vu leur plaisir de choisir : le modèle à pages blanches ou à feuillets lignés, chacun son goût. Est-ce que ça marchera ? Si un seul élève se prête au jeu (et écrit dans son carnet pour soi-même), j’en serai heureux.
Avec les Seconde, c’est plus compliqué. Je me dis : « Allez, tant pis, je leur déballe Balzac. » C’est risqué, mais au point où nous en sommes : la dernière séance était loupée, alors, autant essayer autre chose. Je rappelle aux élèves l’existence du blog où je publie leurs textes (je suis sûr qu’ils n’y vont jamais) : À nous deux maintenant ! — et je leur demande ce que ce titre signifie pour eux. « Pourquoi je l’ai choisi, à votre avis ? » J’entends quelques idées pertinentes. « À nous deux » : nous les élèves, nous les auteurs de ces textes ; toi le lecteur. Toi l’écriture. Un défi, une phrase pour se donner du courage. C’est bien vu. Je leur explique : « La première fois que j’ai visité votre lycée, j’ai été frappé par ça. » Et je leur montre la fenêtre : la vue sur le Père-Lachaise. « J’ai pensé à ce roman, Le père Goriot, où un jeune homme (qui n’est pas tellement plus vieux que vous) vient faire ses études à Paris. Il veut réussir sa vie (je simplifie) et faire partie d’un petit monde élégant et bourgeois. Pour y arriver, il va devoir ruser, trahir, faire des efforts terribles. À la dernière page du livre, il se trouve exactement ici, au Père-Lachaise. » Je montre la fenêtre : les élèves voient la même chose, quasiment, que Rastignac dans le dernier paragraphe du livre. « Il regarde Paris et il dit : À nous deux maintenant ! C’est un défi. C’est la fin de quelque chose, et le début d’autre chose. » Je leur propose de comparer cette situation avec d’autres, plus proches de leur vie. Ils me parlent de rêves, d’ambitions. Mais surtout : de déceptions, de peurs ; d’envie de se trouver ailleurs. Je demande : « Si vous deviez vous lancer un défi, comme ce personnage, que diriez-vous à votre reflet dans le miroir ? » Ils ne diraient pas À nous deux maintenant, mais d’autres mots qui signifient la même chose. Certains élèves commencent à comprendre que le temps de l’atelier est un temps pour eux : il ne s’agit pas d’écrire pour me faire plaisir, ni pour avoir une bonne note. Les pistes que je propose ne sont pas des consignes, comme dans un devoir de français, mais des perches que je leur tends. Ce que je veux, c’est que chacun finisse par trouver un truc personnel sur lequel écrire. Je sens quelques frissonnements : des fragments de souvenir, de sensation ; des débuts d’histoire qui hésitent. Il faudrait les écrire avant qu’ils s’échappent. « Allez ! On se lance. » Mais : la sonnerie. Ça passe trop vite. Entre celles et ceux qui parlent à tort et à travers, et les autres qui ne disent rien du tout, comment fait-on pour entendre tout le monde ? Essayer de comprendre ces jeunes gens, et trouver quelque chose de pertinent à leur dire ?
Après cette séance : un temps mort. Non : un temps libre. Comment tue-t-on une heure ? L’heure ne se laisse pas abattre si facilement. Au CDI, à côté de moi qui travaille vaguement, il y a un garçon qui ne travaille pas plus. Il a envie de causer. Moi aussi. Alors, pourquoi ne pas ? Je lui demande qui il est ; je lui dis qui je suis. Il est élève dans ce lycée, « parce qu’il faut bien avoir son bac ». Mais, ce qui lui plaît vraiment, c’est le dessin. Moi je suis écrivain, mais je dessinais beaucoup à son âge. Des fois, il invente des histoires. Il dessine des BD. Je faisais exactement la même chose à dix-sept ans. Il me parle de l’endroit où il habite, et du quartier où il habitait enfant ; et comment les souvenirs sont attachés à ces lieux. Ça me fait penser à des trucs que j’écris. Son désir de dessiner est ancré très profond, ça se sent. Je crois qu’il sait que cet élan est précieux. Il est décidé à le cultiver. Il a une ambition. Je ne sais pas s’il se dit, devant son miroir : « À nous deux maintenant ! » Mais moi, je suis heureux de ce moment suspendu — cette conversation fragile, qui ne peut pas éclore dans la classe, à douze élèves ensemble ; elle s’est installée naturellement, dans cette parenthèse, à nous deux seulement.
À propos de certaines classes, j’entends les profs se souhaiter : « Bon courage ! » Mais, à propos des UPE2A, tout le monde m’a dit : « Oh, la chance, tu vas passer un bon moment. » Je fais connaissance avec eux. Ce sont quinze garçons et filles venus de presque autant de pays. Ils parlent souvent plusieurs langues (plus que moi), mais ils galèrent avec le français. Impossible pour eux de suivre les cours dans une classe normale. Alors, ils écoutent avec avidité tout ce qu’on leur dit ; ils ont envie et besoin d’apprendre. Ils acceptent mes propositions d’écriture en comprenant que, même si le sujet ne les passionne pas, toute occasion est bonne pour pratiquer la langue. Ils écoutent la voix de leurs camarades, en tendant l’oreille quand la prononciation est bizarre, le débit hésitant et le volume timide. Une classe en or, quoi. Pour dire que leur enthousiasme n’est pas un vain mot : quand je leur propose de faire une pause au milieu de l’atelier, ils me répondent que ce n’est pas utile (tandis que les élèves des autres classes, il ne faut pas espérer les garder dix secondes après la sonnerie : même pendant le cours, ils ne tiennent pas en place). Je ne savais pas à quoi m’attendre avec ce groupe : quels genres de textes pouvais-je espérer ? Eh bien, ils m’impressionnent. Mêmes les élèves qui peinent le plus ont réussi à exprimer, dans cette langue étrangère, des choses qui valent le coup. Il y a ceux qui osent : ils écrivent comme ils parlent, en phonétique et dans une syntaxe chahutée — pour les profs de français, c’est du pain sur la planche, mais pour moi c’est une spontanéité et une étrangeté dans la langue qui me font du bien. Et il y a les autres, qui vérifient tout sur leur téléphone, par peur de faire des fautes. Comme j’aimerais que l’orthographe soit plus simple ! Depuis que j’anime des ateliers d’écriture, j’ai compris combien ces règles sont violentes pour qui ne les maîtrise pas : cette barrière à franchir avant de se sentir légitime… D’autres langues que la mienne s’écrivent en phonétique, et ne sont pas plus pauvres pour autant. J’aimerais dire à ces adolescents : « Les fautes n’existent pas », pour les décomplexer. Mais j’aurais tort, car ils sont exigeants. Ils veulent apprendre et progresser. Alors, si cet atelier leur sert aussi à ça (apprivoiser la langue à partir de leurs textes à eux), tant mieux. L’orthographe, je m’en fous ; mais je suis heureux de leur souffler du vocabulaire nouveau (les mots : voilà une richesse !) et un brin de syntaxe (leur prof s’en charge mieux que moi). J’ai commencé à publier certains de leur textes sur ce blog. Ils ont démarré au quart de tour. Eux, pas de doute : ils sont lancés.