Pascal Gibourg | Avec Kafka, cœur intranquille de Sereine Berlottier
L’autrice a évoqué lors d’une rencontre ce qu’elle a appelé le « cœur secret » de son livre : une histoire de fenêtre justement, d’éclats de verre, de plongeon dans ce qu’on appelle le vide mais qui est aussi bien le monde extérieur, sa matière, sa dureté ou sa tendresse, quand il veut bien tendre et ouvrir les bras.
Mais le lecteur que je suis ne pourrait-il pas en imaginer un autre, indiqué en creux par le texte ? Je m’explique. Dans un des 196 fragments qui composent l’ouvrage, il est question de lettres perdues, de récits hypothétiques détruits, de mots absents, formant une sorte de foyer obscur dont l’écriture serait alors le pendant lumineux, s’il est vrai que dès que quelqu’un parle – écrit – il fait clair. Comme dans certaines fables religieuses où tout dépend d’un livre caché. C’est l’évocation des nazis venus dérober les papiers de Dora Diamant, le dernier amour de Kafka, en 1933, qui me pousse à broder cette fiction (fragment 31). Feu vengeur, mal incurable. Comme si toute existence se déployait au-dessus de cette fatalité, la destruction, de son incarnation historique ou de sa méditation. Et toute œuvre d’y répondre à sa manière.
Comme le titre de l’ouvrage le suggère, à l’instar de son modèle, l’écriture de Sereine Berlottier porte avec elle une inquiétude, une intranquillité, angoisse sourde ou peur manifeste, entremêlée de joie.
Elle écrit, évoquant sa lecture de Kafka :
« Je lis une phrase que je ne cherche pas à noter, dont le sillage en moi n’est plus qu’une figure géométrique très douce. La fin de la phrase s’inclinait en une sorte de boucle, enveloppante, ferme et définitive, à l’intérieur de laquelle nous étions enfin réunis, abolis et dans cet anéantissement, comme apaisés ». (fragment 23)
Qui est ce « nous » ? Nous amoureux, couple imaginaire, duo de la mère et de la fille, nous populaire où chacun chacune serait convié.e ? Et quel rêve d’unité charrie-t-il avec lui, de fusion ou de disparition, de dépassement ? S’agit-il d’un oubli de soi prodiguant une paix hors de portée, une dissolution du particulier dans un embrassement général ? L’apaisement est très certainement désiré par la lectrice, tout comme l’union, mais nous n’y atteignons pas vraiment, cela reste une fiction, celle que laisse deviner la comparaison (« comme apaisés ») : ainsi la lecture ferait de nous des créatures mi-réelles mi-fantômatiques n’éprouvant l’apaisement qu’en apparence.
Mais c’est déjà beaucoup.
Eu égard à ce qu’on peut convenir d’appeler écriture fragmentaire, la question de ce qui fait l’unité d’un texte se pose tout particulièrement. Dans la présentation qu’il fit de sa lecture de l’ouvrage de Sereine Berlottier à la librairie de L’Ours et la vieille grille en mars 2023, présentation sensible, fouillée et convaincante, Martin Rueff évoqua le « ton » de l’ouvrage, voyant en lui une sorte de liant donnant consistance à l’ensemble (si toutefois ma mémoire ne trahit pas sa pensée). A la réflexion, je me demande s’il s’agit bien du ton, car il me semble que toute lectrice, tout lecteur, conviendra de ce que ce texte non seulement exploite plusieurs registres mais aussi plusieurs tonalités : confidence (rapport au journal), réflexion (sur l’écriture, aussi bien de la part de Kafka, régulièrement cité, que de l’autrice), descriptions ou observations, anecdotes faisant preuve d’un sens aiguisé du détail et d’une conscience rare de la fragilité inhérente à l’instant... Un seul ton ne voudrait-il pas dire monotone ? Il y a pourtant bien quelque chose qui relie les 196 cailloux qui dessinent ce parcours en compagnie de Kafka, de Sereine Berlottier, mais aussi de sa mère, sans oublier quelques personnages secondaires : Max Brod, Felice, Dora… Et cette chose qui fait corps, cette matière insaisissable, nous en ressentons l’effet ou l’action, comme lorsque la narratrice emboîte le pas à une phrase de Kafka citée sans guillemets pour produire sa propre vision du terrier et susciter chez le lecteur – chez moi du moins – un vacillement, une incertitude, somme toute un lâcher prise me conduisant subrepticement à ne plus me demander qui parle mais simplement à écouter : la voix de la narratrice, la voix de Kafka, la voix d’une mère, d’une fiancée, au fond toutes les voix du livre et peut-être plus largement du monde, du dehors, gazouillement d’oiseaux compris, toutes se trouvant mêlées dans le creuset du livre, ce qu’on peut peut-être appeler la voix du texte, voix anonyme, plurielle, composite, voix pouvant monter ou descendre selon l’humeur d’un corps mi réel mi rêvé, sans jamais quitter l’axe invisible que poursuit l’écriture, fût-ce instinctivement, son fil rouge magnétique.
« Peut-être les livres sont-ils, immobiles et tendus, les toiles qu’un fil traverse, invisible mais décisif, qu’il appartient à nos corps de faire vibrer » (fragment 27), dit la voix, convoquant un ballet de corps aux limites poreuses, revêtant aussi bien l’habit du lecteur que celui d’un personnage, d’une autrice, mais peut-être aussi, encore une fois, d’un oiseau, car qui sait mieux faire vibrer les fils que ces créatures ailées qui ne captent notre attention que pour mieux se dérober à notre regard.
Et pour autant, cette voix dont tout dépend, à commencer par la tenue du texte, il faut reconnaître qu’on ne l’entend pas vraiment, qu’entendre ici atteint aux confins de la possibilité de l’ouïe. Nous lisons des phrases, composées de mots, de lettres, mais d’où vient cette voix qui résonne en nous sans être en droit la nôtre ? Dans un texte consacré à l’expérience de la voix, Agamben oppose langue et voix, poussant l’opposition jusqu’à l’alternative suivante : soit la pensée se confond avec l’écriture, et alors elle se retrouve sans voix face à la langue ; soit elle abandonne sa langue comme on quitterait une gangue ou une peau, et elle se retrouve sans langue face à la voix. C’est une alternative pour le moins radicale, qui a toutefois le mérite de ne pas tenir pour acquis cette entente de la voix du texte, mais de la rendre problématique. La voix ne se réduit ni à une signification ni à un phénomène sensible, elle se déploirait plutôt quelque part entre le sémiotique et le sémantique, là où peut-être réside cette paix espérée mais jamais durablement atteinte.
Un peu comme la voix réelle de Kafka que Sereine Berlottier évoque, et dont, je le précise, nous ne possédons pas d’enregistrement. On peut toujours l’imaginer, mais sans que cela garantisse quoi que ce soit :
« Comment cette voix réelle affronterait-elle l’image intérieure et inachevable qui se forme en moi, lorsque je lis en français, une voix grave, un peu lente, musicale et souple, une voix affectueuse, parfois sèche dans ses détours, ses ruses, ses accélérations ? » (fragment 59)
Rencontre manquée, noces perpétuellement différées.
Kafka occupe un place privilégiée dans ce qu’on pourrait nommer panthéon littéraire. Avec d’autres que je ne nommerai pas – à chacun son monde –, il appartient à la lignée des grands frères ou grandes sœurs, les modèles à ne pas suivre qui exercent une attraction d’autant plus forte qu’elle est marquée du sceau de l’infâmie. Mais à la différence de certains grands noms qui peuvent fasciner, Kafka a laissé un journal et une correspondance qui sont autant de portes d’entrée dans un monde privé ou interdit. C’est comme ça qu’il nous est proche, à force de nous montrer combien il réussit et combien il rate aussi mieux que d’autres, combien ces deux dimensions de l’existence et de l’œuvre sont chez lui cousues l’une à l’autre, taillées dans une étoffe réversible selon qu’on considère les observations du journal – portant aussi bien sur le nœud d’un vêtement, la forme d’un escalier que celle d’un tronc d’arbre – ou les péripéties d’un personnage de roman. Kafka apparaît comme un être doué d’une sensibilité déchirante, d’une empathie et d’une douceur exceptionnelles, traversé par des éclairs de dureté et d’intransigeance, des visions cruelles et froides aussi implacables que l’ordre du destin qu’il combattait quotidiennement. Mais s’il y a lieu d’écrire avec Kafka, c’est que ce qui l’excepte du commun en même temps l’en rapproche incroyablement. K. est devenu un chiffre de l’universel où se mêlent aussi bien l’injustice que le rire, l’impuissance, la profondeur que la tendresse. Et s’il représente une telle puissance d’aimantation pour les écrivain.e.s, c’est que la voix qu’il extirpe du plus profond de la matière littéraire - corps de la terre, corps animaux – résonne comme un ravin où tout converge.
Il y a bien sûr eu une personne Kafka, mais ne doit-on pas penser qu’elle n’est perceptible pour nous que dans la mesure où elle entre en dialogue avec les personnages qu’il a inventés et même d’autres qui sont nés après lui, pourquoi pas avant ?, et que la littérature ne cesse de rappeler au devant de la scène à l’instar de ce qui se joue dans cet Avec Kafka, où ça ne cesse de bruire, les voix, les choses, les silences, pour dresser sur la page le portrait impossible non pas de quelqu’un mais de l’impersonnel même, et de sa voix, voix impossible qu’il faut traduire, comme celle de la mère qui s’amuit avec le temps :
« Traduire signifait alors suppléer à la faiblesse du souffle, de la voix, être la messagère d’une intention, rehausser le chuchotement, le déployer dans l’air comme on déroule un linge plié, sans brusquerie, y ajouter en fraude un sourire, une demande, un bout d’aveu. » (fragment 87)
Magnifique définition, où l’on pourrait lire aussi bien une définition de l’écriture, de son impossible pari : restituer le vivant, loin des ficelles du métier, des mécanismes du sensible.
La grande réussite de ce texte est là je crois, dans ce fourmillement incessant et irrépressible que l’écriture libère et que la page ne parvient pas à contenir ; comme si plus le texte se resserrait sur lui-même, plus la poignée de mots dont il est formé fuyait par tous les pores du papier. Comme si le peu qu’épinglent les phrases faisait vibrer un infini qu’on ose à peine désirer étreindre, instruit qu’on est de la nécessité de le laisser filer. Il y a cette voix qui en parlant fait le bruit du sable s’écoulant du sablier ; il y a les larmes aussi, leur écoulement silencieux, les hoquets des sanglots ; il y a la vieillesse et l’enfance, les pivoines qui réclament de l’eau ; il y a tout ce qui entre nos doigts comme entre nos mots se désagrège et ressuscite et tout ce qu’on ne dira pas mais que l’on confiera à cette voix désensablée qui est comme la promesse que nous fait ce texte appliqué à déterrer son Kafka ; il y a –
et c’est infiniment précieux.