Philippe Aigrain | Fodé #3
Fodé est chez nous. Il passe de lieu en lieu, toujours sans statut et incertain de son futur, apprend avec gourmandise les mots et les façons de les utiliser. Mis en confiance par Estelle, il nous raconte des bribes de son parcours, c’est comme ça qu’on dit dans les entretiens d’évaluation, son parcours, son parcours c’est sa vie, mais on ne dit pas raconter sa vie dans les entretiens. Chez nous on pose juste une question, parfois il se recroqueville un peu et dit soit j’ai oublié, soit, il y a des choses dont je ne peux pas parler. Mais souvent, une scène renaît dans sa mémoire, avec tous ses détails, sa répétition aussi, et il raconte avec précision. Le passage dans un pays où il est resté quelques mois, comment faisait-il pour manger demande Estelle, on se mettait au bord de la route et des personnes qui avaient des chantiers s’arrêtaient et ils nous prenaient pour travailler, souvent il me jaugeaient et comme beaucoup j’étais frêle, pas assez fort et ils ne nous prenaient pas. Quand ils nous prenaient, le travail était dur, toute une longue journée, parfois à la fin ils nous disaient qu’on n’avait pas bien travaillé et refusaient de nous donner le très peu qu’ils nous devaient, si on protestait ils nous battaient avec des bâtons, on repartait souvent sans rien, en ayant juste mangé un peu dans la journée. Le vendredi, il y avait une distribution de couscous à côté de la mosquée. Comme on mangeait très peu, on était de plus en plus maigre et on avait moins de chance d’être pris pour un travail et donc on mangeait très peu. Il dit qu’un jour il racontera tout avec l’aide d’une auteure qu’il a rencontrée, mais là ça ne vient que par morceaux. On parle longuement des langues, j’ai trouvé un vocabulaire Peul dans Les langages de l’humanité, un livre qui m’émerveille à chaque fois que je m’y plonge et un dictionnaire Poular-Français sur internet. Le Poular est le Peul de l’Ouest qu’il parle, nous avons du mal à entendre et reproduire ses phonèmes, il nous corrige sans fin en riant. Il nous parle aussi de la polysémie des mots comme futti qui désigne aussi bien ce qui est tombé par terre comme une mangue que le plat à base de gombos qu’il nous a cuisiné, des prononciations si proches comme buudi qui veut dire papaye et muudi qui veut dire argent, ces sens multiples et ces confusions faisant que les gens qui parlent seulement un peu de Peul ne comprennent souvent pas de quoi on parle. Il comprend aussi le Kissi, une tout autre langue, que des personnes de sa famille utilisaient pour qu’il ne comprenne pas ce qu’elles disaient et qu’il a fini par apprendre en écoutant. Il raconte comment à l’école primaire, c’était le français, qu’il prononce aujourd’hui très bien, qui était une langue étrangère, qu’il fallait apprendre à dire les R et toujours réfléchir avant de prononcer un mot.