Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Valentin Alizer (et documents)
Lecture-performée de l’Ours Honnête à Hobusepea Galerii, Tallinn. Photographie @ Kadi Kurema 2017.
ENTRETIEN
Laure Gauthier : Comment est né le projet de L’Ours Honnête qui consiste à reprendre, recréer et « compléter » la Ursonate de Kurt Schwitters, ce célèbre poème sonore dadaïste qui se présente comme une poésie pré-syllabique ou encore une “sonate de sons primitifs” : Schwitters ironise, en en reprenant la structure, la sonate et, en renonçant à produire des énoncés signifiants, la poésie lyrique. Depuis l’enregistrement de 1932 (Süddeutscher Rundfunk), de très nombreuses reprises et variations ont été performées sans pour autant que le texte ait été “complété”.
Valentin Alizer : L’ Ours Honnête est fondamentalement lié à un contexte : celui de lapalette. Au mois d’octobre 2015, avec une dizaine d’amis, nous avons investi le garage que Lucas Accary et moi-même louions 29 rue Auvray. Dès lors, trois à quatre soirs par mois nous nous y sommes réunis pour lire, manger, peindre, trinquer, discuter, performer et danser. L’atmosphère y était festive et créative et en septembre 2016, sur une idée de Quentin Saintpierre, nous avons entamé une série de micro-mouvements artistiques : l’un d’entre nous écrivait un manifeste que d’autres critiquaient, commentaient ; nous avons publié nos textes dans Le Petit Geste et y avons annoncé l’exposition à venir. Après le Darkonceptualisme, nous avons développé le Perfectionnisme et en tant que perfectionnistes, nous avons déclaré la majorité des œuvres inachevées. Tandis que chez certain l’idée germait de terminer les Rothko, j’ai fait le choix de traduire l’Ursonate ; de passer du phonétique au sémantique.
Laure Gauthier : Quelles ont été les étapes de la création ? Comment avez-vous écrit votre texte qui remet des mots « intelligibles », donc une apparence de sémantique, dans cette partition sonore ?
Valentin Alizer : La traduction homophonétique exige le phonétique comme base de travail et je ne disposais alors que de consonnes et voyelles dont la prononciation m’échappait. Il a donc tout d’abord fallu que je m’approprie vocalement le texte de Kurt Schwitters, et cette appropriation passait inévitablement par la lecture.
L’Ursonate, dans la forme où j’ai pu me la procurer, était dénuée tant d’annotations que de commentaires et conseils de lecture. Bernard Heidsieck évoquait d’ailleurs le problème dans l’une de ses Respirations et brèves rencontres qu’il dédie à l’ami Kurt où il tourne gentiment en ridicule les guéguerres d’interprétations qui suivent le décès du poète. Quoi qu’il en soit, j’ai découvert peu après un texte de 1927, un texte intitulé Ma Sonate de sons primitifs dans lequel Kurt Schwitters donne un grand nombre d’indications de lectures, indications qu’il conclue cependant ainsi : « Je ne fais que proposer une possibilité pour un récitant éventuellement dépourvu d’imagination. »
Aussi ai-je décidé d’outrepasser les conseils du poète et tandis qu’il enjoignait le lecteur à prononcer les lettres en allemand, j’ai privilégié le français.
L’écriture ne s’est toutefois pas opérée d’elle-même. J’ai souhaité que le passage au sémantique ne se résume pas à la transposition des phonèmes en mots mais à la transposition des phonèmes en phrases grammaticalement correctes de sorte à ce que leur lecture diffuse une impression de sens, qu’un semblant de narration s’en échappe.
Afin de parvenir à mes fins, j’ai divisé mon protocole de traduction en deux procédés distincts. Le premier, le plus évident, consistait à extraire des mots français - parfois : anglais, plus rarement : espagnol - de mes lectures. Le second, plus délicat, consistait à construire des phrases en insérant mes phonèmes parmi les siens. Ce procédé m’a, par ailleurs, permis dans les cas où Schwitters avait écrit une suite de répétitions de phrases semblables, de proposer des variations sur des mêmes sonorités. Par exemple, dans la quatrième partie, les « Grimm glimm gnimm bimbimm » deviennent des « Grizzly mal aimé glousse et m’emmène niquer ma bimbo bien aimée ; » ou bien des « Grivoise immatriculée déguise l’hymne ignoré des mythiques bimbos bien aimées. » ou encore des « Grivoise maman gueul’littéralement : « l’anneau magnifie ma bimbo bien mariée ! » ; ».
On pourrait alors en effet affirmer que j’ai improvisé, improvisé dans le sens où, n’ayant pas statué sur des normes d’interprétations, j’ai pu me laisser une certaine part de liberté. J’ai d’ailleurs, rétrospectivement, pris conscience que la liberté que j’ai pu prendre dans mon processus de traduction pouvait s’apparenter à ce qui a pu être fait dans le contexte de la romanisation des langues chinoises, en particulier avant sa normalisation. Je pense notamment à KÇ’ng FÅ« zÇ qui a été latinisé par les Jésuites en Confucius.
Laure Gauthier : La partition de la Ursonate a été établie par le typographe Jan Tschichold, qui a trouvé des symboles et des signes typographiques complexes. Comment s’est déroulé pour vous l’établissement du texte en partition ? Il y a eu depuis la création de la Ursonate de très nombreuses reprises et réécritures : comment vous situez-vous parmi les autres ?
Valentin Alizer : Lors de la mise en page de la partition, j’ai souhaité rester au plus proche de la typographie originale établie par Jan Tschichold qui présente le texte sous la forme d’un tableau composée de lignes rouges ou noires, épaisses, fines ou pointillées qui séparent différents éléments tandis que j’ai fait le choix de supprimer la colonne chiffrée censée indiquer le rythme de lecture.
Dans l’optique de mettre en voix L’Ours Honnête, j’ai commencé par écouter de nombreuses interprétations de l’Ursonate en commençant bien sûr par la courte lecture de Kurt Schwitters, puis la totalité lue par son fils Ernst Schwitters, mais je n’étais pas satisfait par la rythmique et je m’en suis vite éloigné pour m’intéresser à de plus récentes interprétations. J’ai été particulièrement marqué par la performance donnée par Michael Schmid lors de la Biennale de Venise de 2011 et c’est sur celle-ci que j’ai basé la majorité de mes intonations et rythmique, en particulier la quatrième partie.
J’ai eu l’occasion de performer L’Ours Honnête à deux reprises, une fois à l’École des Beaux-Arts du Mans (ESBA TALM) dans le cadre d’une émission de Radio On dont j’assurais la direction, une émission que j’avais intitulée La Grenadine est Salée et qui s’achevait sur la lecture de L’Ours Honnête dans sa totalité pendant une quarantaine de minutes. J’ai ensuite eu la chance de donner une deuxième lecture de ma pièce au cours de mon séjour ERASMUS à Tallinn lors de l’événement From the sounds to the words to the sounds organisé à la Hobusepea Galerii dans le cadre de l’exposition A Space Above The Line. Ce second contexte apportait cela d’intéressant qu’issu du phonème, L’Ours Honnête y revenait. Lu et performé face à un public largement non francophone, L’Ours Honnête pouvait y être entendu pour ses sonorités, pour son rythme et non plus pour sa sémantique et son comique de l’absurde.
Laure Gauthier : Quel est votre lien à la poésie sonore d’aujourd’hui ? En quoi votre formation aux Beaux-Arts (ESBA Le Mans) peut-elle enrichir ou déplacer les rapports entre poésie et musique aujourd’hui ?
Valentin Alizer : J’ai découvert la poésie sonore grâce à Michel Giroud, invité au Mans par Philippe Langlois pour nous présenter l’histoire de la poésie sonore et nous initier à cette pratique. J’ai par la suite eu l’occasion de me rendre à la fondation Louis Vuitton à deux reprises lorsqu’Anne- James Chaton y était en résidence. Il y a organisé quatre émissions de Radio centrées sur la question de la poésie sonore et nous étions une poignée d’étudiants des Beaux-Arts du Mans à être invités à procéder à des interviews des intervenants. J’ai été particulièrement marqué par la découverte du travail de Ian Hatcher, par la maîtrise qu’il peut avoir de son corps, de sa voix et de son texte sur scène. Je pense que c’est cette découverte qui a cristallisé mon intérêt pour cette pratique.
Avoir assisté à de multiples lectures et performances m’a permis de prendre conscience de l’importance du texte-objet, sur scène, dans les mains du performeur ou posé sur le pupitre. Je pense que c’est à ce niveau-là que ma formation d’artiste-plasticien peut enrichir le propos ; mon mémoire de fin d’études Partition en action interrogeait notamment la question de la partition dans la poésie-performance.
Poésie et musique m’intéressent aujourd’hui pour le rapport qu’elles entretiennent avec leur transcription écrite et imprimée, leurs codes, leurs normes, leurs notations, leurs langages graphiques. Il y a en poésie contemporaine, une manière de construire l’espace de la page, de gérer la double page et d’interagir avec un éventuel lecteur par le biais d’une rythmique, d’un flux visuel et temporel.
Laure Gauthier : Quelle importance recouvre la voix dans votre travail ? Souhaitez-vous continuer à penser le lien entre la voix et le texte ?
Valentin Alizer : La voix me sert à activer des textes en attentes, des textes écrits à destination orale. Dans ce contexte d’écriture, mon processus prend la forme d’un constant aller-retour entre écriture et lecture au sein duquel la quête de fluidité prend souvent le pas sur le sens. Cette fluidité, je la guette du côté d’une succession de mots favorisant la mise en voix, l’articulation par l’usage récurrent - et je lance ça pêle-mêle - de liaisons, d’homonymes, d’allitérations, d’accumulations et de répétitions.
Ces usages de la langue sont le fondement même de mon processus d’écriture et je cherche actuellement à les mettre en pratique dans le cas particulier de pièces de théâtre à destination radiophoniques. Parce que ces pièces s’écrivent spontanément, de manière incrémentale, sans plan ni dessein, suivant un processus que j’apparenterais à l’improvisation écrite, le fil narratif se construit au gré des fautes de grammaires et d’orthographes qui altèrent inattendument le sens d’une parole, et ses conséquences attendues se font conséquences impromptues.
La part d’aléatoire inhérente à l’écriture automatique prend une toute autre consistance lorsqu’associée à une pratique régulière de l’écriture poétique à destination orale. Il arrive régulièrement qu’un personnage laisse échapper quelque formulation alambiquée, pour le plaisir du mot, au désespoir d’une narration qui cherche et se recherche sans cesse.
DOCUMENTS
1. Extrait de l’Ursonate (1932), Kurt Schwitters.
2. Extrait de la partition de l’Ours Honnête (2016).
3. Lecture studio de l’Ours Honnête, premières minutes.
6 juillet 2019