« revenir c’est la mort et rester la défaite »

  Dubravka Ugresic est l’auteur de Le Ministère de la douleur, roman traduit du serbo-croate par Janine Matillon [1]. On a évoqué ici Le Musée des redditions sans condition, son précédent roman traduit par Mireille Robin [2].
   Janine Matillon est l’auteur de Les deux fins d’Orimita Karabegovic [3], qui se déroule dans la Bosnie en guerre.

  Ces trois grands romans - Le Ministère de la douleur, Le Musée des redditions sans condition, Les deux fins d’Orimita Karabegovic - composent un récit sans issue de secours de ce qu’ont vécu les populations civiles, les femmes en particulier, en ex-Yougoslavie, pendant les années de guerre et ensuite.
  « Plus jamais ça », pense-t-on après les avoir lus.

  « Plus jamais ça », c’est ce que devaient penser déjà les spectateurs en sortant d’une représentation des Perses d’Eschyle, c’était il y a cinq mille ans, c’est ce que redisent aujourd’hui ces trois romans, cet énième constat ne traduisant pas l’impuissance de la littérature mais sa nécessité.


  « Que la langue devienne muette, que la foudre te frappe et que ta langue toute nue prenne feu. Que ta tristesse te soit chère » : malédictions empruntées à l’héritage populaire des nations et des nationalités de l’ex-Yougoslavie (note de la traductrice) ; derniers mots du roman.

  Chacun a deux maisons, la maison où il vit et la maison où ses rêves se déroulent. Ces deux maison s’accordent ou s’opposent. Quand l’exilé se retrouve hors de la maison où il vivait - qu’il l’ait quittée ou qu’il en ait été chassé -, la maison des rêves dévoile son envers.

Cet envers était un « double fond », « les cornes que l’on fait dans sa poche », « un diable sortant de sa boîte ». Je découvrais ainsi en rêve des escaliers, une porte, un passage qui me conduisaient dans une maison parallèle, dont je n’avais même pas deviné l’existence ; ou alors, tout d’un coup, je m’apercevais que la maison pendait à demi dans les airs, comme un balcon, ni sur la terre ni dans le ciel. En ôtant l’étagère accrochée au mur, je découvrais un grand trou par lequel soufflait un vent violent, ou bien je m’apercevais qu’il manquait le mur extérieur, ou encore que la maison pendait au bout d’un câble, effiloché et mince comme un fil.

  Quand sa maison s’écroule derrière lui comme un château de cartes, l’exilé se met en quête de la clé de ses rêves, son dernier refuge.
  Car, écrit Dubravka Ugresic, les exilés sont des sleepers, des dormants. Le Ministère de la douleur est le portrait de quelques-uns de ces dormants de l’ex-Yougoslavie dont l’histoire est désormais à la fois commune dans le passé et séparée par le présent.

  La narratrice s’appelle Tania Lusic. Autrefois yougoslave, aujourd’hui croate, elle a quitté Zagreb pour Amsterdam pendant la guerre. Goran, son compagnon autrefois yougoslave, aujourd’hui serbe, est parti plus loin, au Japon. Tania Lusic enseigne la littérature slave à des étudiants qui, comme elle, ont quitté leur pays : mais quelle littérature ? et en quelle langue ?

Les Croates avaient décidé de manger leur krub, les Serbes leur hleb et les Bosniaques leur hljeb, bref, chacun mangeait son pain dans sa langue. Mais le mot mort, smrt, était le même dans les trois. […] Quant à la question de savoir s’il convenait d’enseigner les littératures serbe, croate et bosniaque comme une seule et même matière ou séparément, la plupart [des étudiants] se déclaraient en faveur d’un enseignement commun. (Comme une même matière, normalement. Nous parlons la même langue. Il faut inclure les Slovènes, les Macédoniens et les Albanais, le plus de monde possible, ajoutait même Mario.)

  Car chacun a une autre maison encore, la langue du pays où il a grandi. Il a appris, dans sa langue, à lire et à écrire, à grimper aux arbres, être amoureux, réfléchir à comment va ou ne va pas le monde, coudre un ourlet, regarder le ciel bleu et la neige blanche, fuir, revenir ou rester, mais qu’en est-il de la proximité intime avec les mots qu’on emploie quand des militaires, au nom de cette langue, égorgent, violent et détruisent ? et que devient-elle, plus tard, dans un autre pays ?
  Elle « sonne » autrement.
  On ne la reconnaît plus comme sienne, il faut la réapprendre.

C’est un lent processus, j’avale les mots, je rejette les semi-voyelles. Je me bats contre la défaite, contre le fait que je ne parviens pas à prononcer ce que je voudrais dire, et que tout ce que je prononce sonne vide. Je prononce un mot, mais je ne sens pas son contenu, je sens un contenu, mais ne sais pas trouver le mot juste. Je me demande si l’on peut faire quoi que ce soit, raconter une histoire, par exemple, dans une langue défectueuse qui n’a pas appris à décrire la réalité, tant est complexe le vécu de la réalité intérieure.

  Et qu’en est-il dans cette nouvelle langue, le néerlandais, qui dit ik pour « je » ? Ik ben Tania Lusic, répète la narratrice. Certes elle l’est, elle est ce nom, elle habite ses quatre syllabes, mais qui est-elle quand elles sont précédées de ik ben ? Et ce récit, se demande-t-elle, veut-il aller vers sa fin ou retourner vers son début ?

  Le Musée des redditions sans condition est un roman de la mémoire : images, paysages, livres, visages, ce dont on se souvient malgré qu’on a été sommé, à coups de mots d’ordre politiques, de l’oublier. Le Ministère de la douleur est un roman de la langue, langue de la mère et langue du rêve : comment y reprendre pied ? après la guerre, comment y construire à nouveau la maison de ses mots ?


Site (en anglais) de Dubravka Ugresic.

« Le rêve yougo-américain », texte de Dubravka Ugresic paru en 2001 dans La revue des ressources.

« Les femmes, le tabac et la littérature », une nouvelle de Dubravka Ugresic parue dans Le Monde diplomatique en septembre 2005.

Le Matricule des anges a rendu compte de Ceci n’est pas un livre de Dubravka Ugresic et de Les deux fins d’Orimita Karabegovic de Janine Matillon.

22 août 2008
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[1Albin Michel, 2008.

[2Fayard, 2004.

[3Maurice Nadeau, 1996.