Ténèbres et révolution, les leçons de Hossein Tanzifi

Les Mystères de mon pays a paru « sous le manteau » en Iran en 1987. Il a été traduit en français en février 2009.
Réza Barahéni avait été emprisonné sous le régime du Shah, il s’était exilé. De retour au moment de la révolution, il a été de nouveau emprisonné par le régime théocratique, il vit aujourd’hui au Canada.
On lira quelques éléments biographiques ayant trait à ce roman dans « L’autobiographie comme exil : Le poète comme prisonnier ».

En cette période, juin 2009, de violente incertitude après les récentes élections en Iran, Les Mystères de mon pays est un roman qui rappelle l’histoire de ce grand pays et donne des éléments afin de comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Le lecteur ne peut s’empêcher de penser à Hossein Tanzifi, le non-héros des Mystères de mon pays. Regarde-t-il les manifestations dans les rues de Tabriz ou de Téhéran ? Rejoint-il les défilés, un ruban vert au poignet ? De quels espoirs, de quel découragement est-il empli ? Par quelles sensations de déjà-vu est-il traversé ?
Lire « Histoire et révolution en Iran » de Réza Barahéni.
DD


 

             1.

             Dans le lit d’un hôpital de guerre, la voix d’un homme transi de fièvre et qui délire :

Peut-être sommes-nous en train de remonter le temps ? Nous n’avons donc pas changé le cours de l’Histoire ? L’Histoire serait donc restée ce qu’elle était ? Elle aurait même reculé ? États-Unis d’Amérique, où donc est votre résurrection historique ? Je te parle, Patrie ! Pourquoi n’as-tu donc pas tout changé ? Pourquoi ne balances-tu pas tout en l’air pour qu’en retombant à terre les choses deviennent autres : de nouvelles institutions, de nouvelles infrastructures, sous un nouveau maquillage ? Au lieu de transformer le monde, c’est moi que tu as transformé. Un citoyen américain. Mes cheveux ont blanchi. Mes médicaments aussi changent. Toutes les trois ou quatre heures, ils m’administrent une nouvelle substance, et mon corps se soulève soudain du lit comme un ressort, puis je retombe brusquement dans une faille de l’Histoire et je m’y brise. Comme les amortisseurs des voitures sur les routes d’Iran. Quelle désolation ! La terre entière n’est plus qu’un désert qui s’étend à perte de vue. Un sol aride et désolé. Le vent froisse nos montures, les fait s’envoler dans les airs comme des lambeaux de papier inutiles, les fait tournoyer comme des girouettes. Les toiles de nos tentes comme des plaques de tôle planent dans l’espace au-dessus des dunes de sable et s’éloignent dans la stratosphère à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière. Et voici que surgit une foule. Non, ce n’est pas une foule, c’est une nation. Non, pas une nation non plus, tous les habitants du monde, tous les va-nu-pieds, les crève-la-faim rappliquent…

             C’est la voix du lieutenant Roger D. Biltmore.
             Un homme et une femme se tiennent à son chevet, la femme se penche vers lui :

Doucement, comme une vieille brisée par le destin qui embrasserait dans les ténèbres le visage de Judas en lieu et place de celui du Christ, elle dépose un tendre baiser sur mes lèvres : « Adieu, père brisé des enfants de la terre entière. Adieu, fils ! »

             Nous, lecteurs de la page 238 [1], assis ou debout quelque part dans cette chambre d’hôpital où Réza Barahéni nous a conduits, assez proches pour avoir entendu le murmure de la femme à l’oreille du malade, nous avons compris que l’homme et la femme sont le père et la mère du lieutenant, et non, comme il le croit, le général Shâdân et son épouse qu’il a connus en Iran dix ans plus tôt.
             Et nous savons que la scène se déroule à Saigon, Vietnam, le 8 janvier 1972.

             L’attitude et les paroles bienveillantes de la femme, la mère, sont à l’image du travail du romancier : se tenir dans les ténèbres et se pencher sur Judas comme s’il était le Christ, embrasser les lèvres de celui qui trahit comme si c’étaient celles de celui qui sauve – et alors : après avoir raconté les relations quasi incestueuses entre les « conseillers » américains et les militaires iraniens suite au renversement de Mossadegh en 1953, tourner cette page de l’histoire et en commencer une nouvelle : révolution de 1979, chute du gouvernement de Bakhtiar, fuite du Shah, retour de Khomeiny – mais là, bifurquer : de la révolution attendre avant tout qu’elle permette à Hossein Tanzifi de revoir Tahmineh Nassiri aperçue dix-huit années auparavant ; de l’imâm espérer que sa présence sur le sol de la patrie rendra à la mère d’Ebrâhim l’usage de ses jambes.

             Sans cesse le récit historique talonne le romanesque, jalonne la lecture de noms, d’images, de souvenirs qui ont été les nôtres, mais aussi nous fait lire autrement, en écho parallèle, la rubrique internationale des quotidiens d’aujourd’hui, et sans cesse, juste à côté, du côté des personnages – voisin du général Shâdân, lieutenant, capitaine, officier des services du renseignement américains, colonel iranien -, embarqués, broyant ou broyés, assassinant ou assassinés, animés de rêves et de désirs, se couvrant de gloire ou d’infamie, surgit ce qu’on n’attendait pas : un loup, trois panthères, un panier de fruits, une chanson azérie.
             « Il se passait toujours quelque chose pour me détourner de ce que j’avais prévu de faire », dit Hossein Tanzifi.

 

             2.

« Abdollâh Khan avait dit : "Va t’asseoir au soleil et oublie." Je m’assis au soleil et tout me revint en mémoire. »

             Soupçonné d’avoir participé à l’assassinat du capitaine Crosly, d’être à la solde de l’URSS, de partager l’idéologie communiste, Hossein Tanzifi a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité. C’était un jeune homme encore indécis quand des militaires sont entrés au domicile de ses parents chez qui il vivait et l’ont réquisitionné comme interprète.
             Lorsque la foule ouvre les portes de la prison de Ghasr en décembre 1978, il vient d’y passer dix-huit années dont trois au mitard. Il a vu l’y rejoindre tout ce que le régime du Shah compte ou considère comme opposants : partisans du parti Toudeh, sympathisants de Mossadegh, étudiants, intellectuels, professeurs, instituteurs, jeunes fonctionnaires, écrivains, femmes, religieux et athées.

Le monde extérieur était comme un journal que je feuilletais en pensée. L’homme a marché sur la Lune. La révolution ébranle Cuba. La baie des Cochons. Kennedy lance un ultimatum à l’URSS. Khrouchtchev bat en retraite. La guerre s’intensifie au Vietnam. Son Altesse sérénissime Sa Majesté le Shah a présidé l’inauguration… Vu le nombre d’inaugurations qu’a présidées le Shah, c’est à croire que même le plus petit trou de souris dans le pays devait son ouverture à la présence du roi ! Le général de Gaulle déclare : « Je remercie chaleureusement Sa Majesté le Shah d’Iran de m’avoir aidé de ses précieux conseils… - C’est un bien grand honneur de vous accueillir… - Mais je vous en prie, tout le plaisir est pour moi, vous me flattez… » Les forêts s’embrasent au Vietnam. La guerre des Six Jours. Le Chili bascule dans le socialisme. Allende a été renversé. L’homme explore l’espace. Dans un quartier sud de Téhéran, un homme pris d’une crise de folie massacre sa femme, ses enfants, sa belle-sœur et ses neveux, faisant neuf victimes. Et des centaines et des centaines d’autres événements.
Mais, en prison, ces réalités-là ne se matérialisaient jamais.

             En prison, tout est revenu à la mémoire de Hossein Tanzifi : l’histoire de sa famille et l’histoire de son pays.
             Et maintenant dehors, la révolution !
             Mise à bas de la statue du Shah érigée sur le rond-point Mohseni, cortège de manifestants, slogans et banderoles, lecture publique de la Charte élaborée par le Conseil de la Révolution islamique, rumeurs contradictoires sur le départ du Shah et le retour de Khomeiny, sur la censure ou la liberté de la presse, dissensions entre les mouvements d’opposition jusque-là clandestins, antennes médicales installées dans les rues pour soigner ceux dont le cœur résiste mal, bat trop vite, à tant de liesse – c’est par les yeux de Hossein Tanzifi que Réza Barahéni nous raconte la révolution de 1979 : dans un corps épuisé par deux décennies de mauvais traitements ; une langue allant et venant entre le persan et l’azéri ; une pensée vivant dans la crainte, née en prison, de tout regard, tout intérêt qu’on porterait à sa personne ; ne souhaitant plus, désormais, que ne pas se faire remarquer, demeurer dans l’oubli où il a été injustement plongé et dont il a dû s’accommoder. C’est dans la nuit, dans l’obscurité qu’il se sent en sécurité, c’est là qu’il a ses repères.
             Non, il n’a rien d’un héros, dit-il à ceux qui le voient comme un martyr. Non, l’injustice et la prison n’ont répondu à aucune de ses questions, elles ne l’ont soulagé d’aucun des doutes qui l’habitaient quand il avait vingt ans et qu’il ne comprenait pas quelle était sa place dans le monde, elles n’ont été la voie d’aucune clairvoyance, ni de la révolution ni de quoi que ce soit.

             « Au cœur des ténèbres » (Joseph Conrad) ou « face aux ténèbres » (William Styron), dans le non-savoir littérairement choisi (Franz Kafka, Samuel Beckett) ou l’écart politiquement imposé (Marina Tsvetaeva, Jean Genet), c’est souvent dans un lieu en retrait que les écrivains installent leur table de travail et convoquent ce que, du monde, ils ont à cœur de raconter : s’échappant de la scène principale et pratiquant un pas de côté, se faufilant par les coulisses et les décors vers les combles et les magasins d’accessoires, ils donnent à entendre la « part de ténèbres » de l’histoire, ils accordent voix et présence à ce qui était passé sous silence, sans étouffer ni aveugler sous les certitudes communes les questions qui demeurent : pourquoi la haine et le mal ? pourquoi ce que le temps n’efface pas ?

— À quoi ressemblent tes souffrances ?
— Je ne sais pas trop [répond Hossein Tanzifi]. J’ai du mal à y voir clair. Tout en étant toujours au comble du désespoir, je garde espoir ; et au comble de l’espoir je me sens profondément désespéré. Je voudrais parvenir à voir un jour de près Tahmineh Nasseri. Ce qui me fait souffrir, c’est cet espoir au cœur du désespoir. J’ai l’impression que toutes les routes me sont barrées. Malgré cela, il me faut néanmoins avancer. Mais je ne peux pas. Je sais que quand je parle ainsi, mes propos semblent incohérents. Mais telle est ma situation. Je n’ai pas le choix.

             Après avoir entraîné le lecteur dans une vaste fresque des relations politiques, officielles et leur traduction sur le terrain, entre le monde occidental et l’Iran, Les Mystères de mon pays se maintient ensuite au plus près de Hossein Tanzifi, non-héros et non-martyr, à la recherche d’un « lien profond, intime » entre la révolution et lui, d’un point de contact à qui il a donné le nom d’une femme, Tahmineh Nasseri.

 

             3.

             Le premier chapitre, intitulé « La haine originelle », met en scène la confrontation entre un loup et un homme, entre une légende toujours active et une histoire moribonde à force de se répéter.
             Le sergent Davis et son conducteur et interprète iranien voyagent dans un camion militaire. C’est l’hiver et ils ont pris la route en dépit des recommandations d’attendre à Tabriz la fin de la tempête de neige qui s’est abattue dans la plaine au pied du Sabalân.
             À proximité, un grand loup s’approche du véhicule chaque fois qu’il ralentit, disparaît quand il redémarre.
             Les deux hommes discutent dans la cabine.

« C’est dans ce genre de situation, dit Davis, que je réalise combien je suis loin des États-Unis. La dernière fois que j’ai ressenti ça, c’était en Corée. J’étais blessé au fond d’une tranchée et j’ai senti que j’étais terriblement loin de chez moi. Là, j’ai la même sensation.
— N’aie pas peur, rétorqua l’interprète d’un ton sarcastique. Nous autres Iraniens, on n’a pas autant de cran que les Coréens.
— Détrompe-toi, mon vieux. Dans n’importe quel coin de l’Asie, n’importe qui trouvant un flingue n’a qu’une idée : faire la peau à un Américain.
— C’est toi qui le dis, pas moi.
— Je suis certain de ça. Ceux qui ont affronté la mort une fois dans leur vie reconnaissent leur assassin. L‘éclair qui passe dans les yeux d’un Coréen est identique à la haine que je vois dans le regard des paysans iraniens. Dans les deux je lis mon arrêt de mort. »

             La nuit tombe, les deux hommes s’endorment. Pendant qu’ils sommeillent la neige recouvre le camion. Au matin l’interprète se réveille et voit briller, derrière le pare-brise, les yeux du loup qui s’est allongé sur le capot avant et dont les mâchoires bavantes semblent déjà dévorer le sergent.
             Celui-ci essaie de chasser l’animal en tirant des coups de revolver mais en vain, le loup recule puis revient, et le camion ne démarre pas. Il envoie l’interprète chercher du secours dans un village proche.
             « Dieu fasse que ce soit un loup ordinaire et pas le loup du Sabalân ! » dit un vieillard.
             Pour quelle raison ? demande l’interprète.
             « On l’appelle "l’égorgeur d’étrangers" ! Le loup du Sabalân ne s’attaque qu’aux étrangers. Une fois, il a tué un cosaque russe. Il y a quelques années à peine, il a aussi égorgé un colonel anglais. Il ne s’en prend pas aux gens d’ici. Si cette bête dont tu parles est le loup du Sabalân, Dieu ait pitié de ton Américain ! »
             Mais quand l’interprète revient près du camion avec les villageois, le sergent Davis a été égorgé.
             « Quand on nous réduit à la misère et que, humiliés, nous n’avons aucun moyen de nous défendre, ce loup se dresse et venge notre honneur… », explique le vieil homme.
             Le loup, lui, a redisparu dans le paysage blanc.

 

             4.

             Tandis que je lisais les six cents pages du tome I [2], j’ai remarqué ceci : plus j’approchais de la fin, plus ma lecture se teintait d’inquiétude. L’acte de lire, ébauché à la première page, resterait, je le savais, en attente même après la dernière ligne, le dernier mot, mais de quoi ?
             Pas seulement du tome II.
             De quelle nature est l’attente qu’un roman provoque dans le lecteur : est-elle de la nature de la résolution ?
             En tout cas, pas d’une simple résolution narrative, même si la dernière phrase - « Mon équilibre mental semblait définitivement compromis » - s’y prête.
             En faisant parcourir au lecteur l’histoire de l’Iran moderne, en lui faisant partager la vie de Hossein Tanzifi, Les Mystères de mon pays l’a arraché à ce qu’il a de plus personnel, la perception de sa propre durée, la sensation de sa propre existence : il a chassé la panthère, il a eu un enfant qu’il ne connaîtra pas avec « la plus belle femme du monde », il est mort à Saigon, un loup l’a égorgé, il a été interprète d’une armée d’occupation, Ebrâhim est devenu son ami… que n’a-t-il été, que n’a-t-il fait !
             Cet arrachement est à l’œuvre dans tout bon roman mais arracher ne suffit pas. S’il représente la part de l’écrivain, il ne donne pas d’emblée une place au lecteur. Un bon roman doit prendre celui-ci en charge, l’arracher, certes, à ses ténèbres de lecteur, mais non pas pour l’abandonner aux ténèbres de l’écrivain. Il doit le soulever et l’emporter ailleurs - ailleurs dans l’espace, ailleurs dans le temps – jusqu’à le confier à la littérature qui est peut-être, avant tout, le souci de l’autre dans le langage.
             Là, il peut attendre patiemment Hossein Tanzifi qu’il accompagnera dans le tome II du roman.

à suivre…

22 juin 2009
T T+

[1Les Mystères de mon pays, roman de Réza Barahéni, a été traduit du persan par Clément Marzieh, avec la collaboration de Claude Durand, pour les éditions Fayard (ISBN 978-2-213-63039-7).Vous lirez le début ici.

[2Les Mystères de mon pays se compose de deux volumes, le second est annoncé pour janvier 2010, Clément Marzieh est au travail, nos pensées vont vers lui dont nous attendons avec impatience de lire la traduction.