Traduire, encore|Camille Loivier

Alors que je n’arrivais plus à traduire, n’y voyais plus aucun intérêt et avais même le sentiment que la langue étrangère était en train de se fragmenter, de se briser en petits morceaux — comme des bris de verre ou de porcelaine — ne pouvant les recoller, je me suis mise à réfléchir à ce qu’était traduire.

Traduire : il a bien fallu traduire ce mot d’une langue dans une autre, et avant, inventer ce mot pour rendre compte de la pratique. Relativement tôt, en Chine, on a traduit des textes bouddhiques du sanskrit vers le chinois classique. Quels mots pour traduire des termes religieux ? Tout de suite il s’agit de transvaser un esprit dans un autre, sans contact avec la matérialité ; on aura recours à la translitération qui correspond sans doute aux balbutiements de la traduction. Pourtant, les premiers traducteurs sont des voyageurs. Ils entreprennent un long pèlerinage en traversant les massifs les plus hauts du monde. Quand les humains voyagent à dos de mulet, les mots pèsent de tout leur poids dans les sacoches fermées, et après avoir été traduits, ils doublent de volume.

Tout de suite pourtant on reconnaît qu’ils ont des ailes et qu’il faut tout d’abord un outil de capture. Traduire s’apparente à un trébuchet, un piège pour les tout petits oiseaux. Que va-t-on leur faire sinon voler leur chant ? Ce qui nous manquera indéfiniment, ce dont la traduction est peut-être une quête.

Si ce n’est le chant, c’est le vol. Traduire ne permet que de voleter, de voltiger comme un singe d’arbre en arbre, ou comme une feuille qui chute à l’automne. Voler est hors de notre portée.

Voleter, car traduire un livre revient à le feuilleter. On mouille son doigt et on tourne rapidement les pages sans s’arrêter. On retrouve ici le mépris général pour la traduction. Un traducteur serait quelqu’un qui n’aime pas lire, qui traduit sans lire.
On peut traduire un livre que l’on n’a pas lu. On le découvre au fur et à mesure. Cela est un délice que nul lecteur qui n’est pas traducteur ne peut imaginer. Plus intense qu’un saut à l’élastique.

« fan » 翻 c’est aussi retourner sur ses pas. Pourquoi revient-on en arrière ? Parce que l’on a oublié quelque chose. Ou bien on éprouve un regret. La traduction a quelque chose de la nostalgie, d’un souvenir qui s’accroche (comment traduire autrement ce mot ?) d’un remords (pourquoi ne l’ai-je pas compris avant…) D’avoir traduit d’une certaine façon et de ne pas être en droit de recommencer sur le champ équivaut à regretter de ne pas, chaque jour, pouvoir recommencer sa vie.

« fan » c’est aussi renverser. Retourner un matelas, renverser le pouvoir, s’insurger et par extension revenir à la vie, qui est une véritable insurrection. Un texte non-traduit est un texte mort. Chaque traductrice a le don de resusciter son cadavre.

Et ce qui semble être l’explication la plus plausible me concernant : « fan » est l’hésitation, la tergiversation jusqu’à la versatilité (« Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? »). On passe d’une langue à l’autre incessamment et sans choisir, sans parti pris, l’hésitation est plus qu’un devoir : c’est un art.
Pourtant ces allers-retours entre deux langues, comme des séjours brefs mais réguliers dans le pays élu, se répètent ; il y a du rabâchage dans la traduction, quelque chose qui se mâche, qui se rumine, et qu’il faudrait peut-être éviter ou réduire.

On finit avec l’image de la noria, « mot espagnol emprunté à l’arabe » (même pas traduit), de ses godets qui plongent dans l’eau allongés et qui se relèvent pleins, qu’un âne fait tourner. On a là tous les détails de la traduction ; la tâche répétitive et tournante de cette chaîne sans fin, les godets d’abord vides puis pleins, l’âne, la position renversée, l’eau ruisselante. Les godets sont les mots que l’on trempe pour les transformer en d’autres.

Traduire comme écrire n’est pas « un alignement bien ordonné de mots, au contraire chaque mot enfante le suivant » [1], à présent, il s’agit de ramener au même ces deux pratiques.

(à suivre)

14 novembre 2024
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[1Wang Wen-hsing