Vertige du conte
A priori, rien ne rapproche, ni dans l’espace ni dans le temps, Kyoto de Saint-Germain-en-Laye. Si ce n’est, peut-être, qu’il y a des forêts en jeu (lieu du conte par excellence), des collines, parfois appelées montagne (Montagne du Bon air, comme on s’est retrouvé renommé après la Révolution, alors qu’à l’autre bout du globe on était désormais connu sous le nom de Capitale de la paix et de la tranquillité), des monuments, des lieux historiques, des châteaux. Dans Saint-Germain-en-Laye, Anne Savelli écrit à la fois un conte contemporain (c’est l’histoire d’une jeune fille sur le territoire de son enfance) mais aussi un guide touristique d’une ville de région parisienne, en France. Dans Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, László Krasznahorkai écrit à la fois un conte philosophique ainsi qu’un roman de littérature étrangère (dans tous les sens du terme : traduit d’une autre langue vers le français, et qui s’intéresse à un pays qui n’est pas le sien) sur l’infini. Ils pèsent le même poids : environ 130 pages, pour une cinquantaine de chapitres courts et réguliers. On peut les lire l’un à la suite de l’autre, parfaitement au hasard, sans rien connaître au préalable des lieux qui les rassemblent. Les lieux, justement, sont une invitation non pas à se perdre mais à se pencher sur soi. Somme toute, une forme de vertige.
Il faudrait reprendre la route, air, nuages, et s’y enrouler. Ville dodue, de laine douce, qui n’a rien hérissé, n’a rien heurté en soi au moment de l’envol comme si les noms qu’elle porte avaient perdu leurs références, leur violence contenue ; comme si le jeu, le comme si avait tout remplacé.
Il faudrait la détendre, la suspendre, la gonfler, légère comme une hélice.
À planer, à voler, cette ville ne fait plus mal. Elle embrasse, fouette les sangs. Elle colore les joues et ce n’est pas plus de honte. Elle a des jardins qui s’emboîtent, une modestie nouvelle. Elle devient porte ouverte, château pour tout le monde. C’est une boîte, un rire clair.
Pour venir, on prend le RER A, par exemple depuis Nation, qui peut nous emmener si l’on n’y prend pas garde jusqu’à « après Shichijo », devenant ici le train de Keihan qui « ne roule plus sur des rails mais sur le fil d’une terrifiante lame ». Sans le savoir sans doute, chacun des deux héros de ces livres marche, avance, tel un funambule, sur une lame semblable à celle-ci. Le monde autour d’eux guette leurs déséquilibres. À partir de ce point, la ville, quelle qu’elle soit, est un labyrinthe (ou « désordre ludique »), que le livre, l’un comme l’autre, s’évertuera à appréhender, puis à consigner. Au dédale extérieur, il faut lui opposer celui des intérieurs (appartement des années 70 en France, temple bouddhiste au Japon). Cette fois, il ne s’agit pas nécessairement de décor : la vie est en train de s’y jouer (ou porte encore les cicatrices d’un passé, lointain ou proche). Qu’il s’agisse de faire revivre, par le prisme du lieu, le temps cristallisé d’une enfance, ou de partir en quête, mystique, d’un lieu qui n’existe peut-être même pas. Voilà de quoi il est question ici : reconstruire une ville à soi, qu’on a éprouvée enfant dans Saint-Germain, rechercher l’absolu d’un « jardin caché » qu’on n’a connu qu’en livre dans Au nord.
Il y avait eu des vents diurnes, des vents nocturnes, des vents du petit jour, des vents du crépuscule, des vents porteurs de neige ou de chaleur, printaniers ou vents d’automne, des vents légers et folâtres, des vents dangereux et destructeurs, des milliards de vents avaient arpenté les douze degrés de l’échelle de Beaufort, quelqu’un aurait même pu prendre la peine de les énumérer et de les classifier, car il y avait des vents dominants, des vents soufflant en rafales, des vents turbulents, des vents de gradient, des vents géostrophiques, des cyclones, des anticyclones, et ainsi de suite.
En cela, la quête prend parfois des accents d’épuisements d’un lieu (liste des vents, donc, listes des zones urbaines, aussi), s’attachant à dire les flux (des migrations humaines, de la dispersion des pollens), et s’arrêtant sur sa propre condition : que cherche-t-on, au fond, quand on cherche (quoi que ce soit) ? Soi peut-être ? Car c’est soi, également, que l’on suit dans le noir : la narratrice par un détraqué dans les couloirs souterrains de Nation ; le petit-fils du prince Genji dans les rues de Kyoto pour Dieu sait quelle raison d’ailleurs. Dans les deux cas, on ignore précisément qui est sur leurs traces. À moins qu’il ne s’agisse d’un livre ? C’est un livre qui motive le départ du petit-fils du prince, une page des Cents beaux jardins (le centième et dernier). Et c’est un livre qui déclenche l’amorce du récit à Saint-Germain-en-Laye : celui de Lewis Carroll, Alice. Un conte, précisément.
Devant eux, les arbres s’amenuisent comme si toute une forêt contenait un centre, un trou noir. Est-ce là ce qui effraie le paysage, le retire sur la carte devant l’armée de spectres qui trace la frontière ? La ville est un désert de piquets et de terre.
Pas très loin, dans le poumon d’où jaillit (et où s’abime) l’énergie des contes, dans la forêt qui sépare Saint-Germain de Kyoto, on tombe aussi sur la source première du papier lui-même, dont les procédés de fabrication se retrouvent exactement au centre d’Au nord et au cœur de Saint-Germain-en-Laye, et dont l’extrémité ultime, la bibliothèque, deviendra pas moins que « le centre du monde » (et le centre du livre, motif dans le tapis caché, comme trônant là en pleine lumière, c’est toujours l’idée de la littérature elle-même). Livres parfois garnis de soie (« on collait au dos du texte calligraphié une pièce de soie ou un feuillet de papier plus épais et plus long, afin de le rendre plus endurant, plus résistant, le manuscrit ainsi renforcé de soie ou de papier était ensuite enroulé, et pour obtenir la forme classique du rouleau si caractéristique ») fine comme la frontière entre l’enfance et l’âge adulte, qu’il faut bien s’imaginer un jour franchir. Une frontière semblable à « du verre pilé sur lequel il faudrait marcher en persuadant les autres qu’il s’agit d’un tapis de soie ». Soie encore ; à moins qu’il ne faille l’écrire sans e ?
Plus rien ne nous atteint. Mousses, fougères, chênes et sapins faciles à reconnaître qu’on dessine au retour, la collecte passe aussi par l’humus qui relie au globe terrestre, les amanites à l’écart du chemin. Le monde de l’humide rend minéral, le spongieux rend sensible à toute molécule. Sous le doigt, des parois de caverne et le nuancier des écorces ; le véritable berceau des roches, puisque c’est ici qu’étaient nés les quatre minéraux principaux, l’olivine, le pyroxène, l’amphibole et le phlogopite, ainsi que d’autres minéraux, ne différant des précédents – mais considérablement – que par leur granulométrie, comme ici, sous le jardin, la serpentine et la chlorite, des minéraux dits accessoires, d’extraordinaires minéraux complémentaires qui avaient résisté à la force phénoménale des processus qui avaient marqué l’histoire de l’évolution de la terre, des centaines de millions d’années de pressions, de températures, de mouvements, de fractures, de fontes, de solidifications, ils avaient survécu à tout, et certains de ces minéraux, si singuliers et véritablement magiques, dont, par exemple, le plus merveilleux d’entre eux, le zircon, protégés par une résistance quasi surnaturelle, avaient survécu sans subir la moindre modification de leur structure, malgré la puissance et la longévité de ces pressions, températures, ces mouvements et fractures des plaques tectoniques, ces fontes et solidifications, voilà, si quelqu’un avait pu plonger les yeux sous les profondeurs de la terre, voilà ce qu’il aurait pu voir...
Vertige des phrases interminables, ou au contraire très ciselées. Vertige de la violence (à l’égard d’une femme et de son cri ; d’un chien qu’on laissé gésir). Mais le vertige, c’est d’abord une construction mentale. Selon les individus et les situations, on peut le ressentir indifféremment au sommet de l’Empire State Building comme à celui d’un lit superposé. Le vertige n’est pas absolu, il est propre à chacun. Un vertige, ça se cultive, ça s’entretient, ça se porte. Il peut être minuscule, et très intime. Par exemple, la méconnaissance qu’on a de soi. Dans ces livres, on n’est d’ailleurs rarement nommé. Elle est « la fille », et vit avec sa mère. Il est « le petit fils du Prince Genji », dont par ailleurs on ignore tout. Dans les contes, les enfants ont souvent les premiers rôles. Leur histoire est aussi une histoire familiale. Parfois, cette histoire familiale (qu’elle soit une suite de noms prestigieux dans l’aristocratie, ou un foyer monoparental dans la France d’aujourd’hui) est elle-même l’expression d’un vertige. De se croiser soi-même à plusieurs années de distance et ne savoir qu’en faire, n’est-ce pas de nature à nous faire tomber de haut ? Même chose s’agissant d’un point précis dans l’espace impossible à situer, encore moins à éprouver, mais que l’on cherche ardemment malgré tout. Et, bien sûr, vertige de la littérature : c’est un livre qui motive, ou justifie, le retour à Saint-Germain après qu’on a définitivement fui, ou quitté, la ville : un livre qu’on a écrit, même, lorsque la narratrice passera de l’autre côté du miroir, ici celui de la littérature en (selon l’expression consacrée absolument anachronique, mais adaptée à l’imagerie du conte) prenant la plume et racontant elle-même le récit qui la constitue. C’est un livre qu’on découvre oublié dans ce temple bouddhiste et qui se propose, ni plus ni moins, que de réfuter mathématiquement le concept de l’infini. Pas n’importe quel livre : un livre « écrit en français » (tandis qu’à Saint-Germain-en-Laye figure un livre à lire « à l’ombre de l’ombrelle », fenêtre lui sur le Japon où « des lutins anglais cachés dans une bibliothèque cohabitent à Tokyo avec une famille qui les nourrit de génération en génération »), édité ou imprimé à Bures-sur-Yvette, soit littéralement à 39km de Saint-Germain-en-Laye, soit environ une quarantaine de minutes en voiture ou deux heures en transport en commun (RER B puis C avant la ligne 1 en bus, avant peut-être un axe plus direct d’ici au JO 2024, lesquels suivront ceux de Tokyo, quatre ans avant). Vertige ? Celui du livre et du lieu. Mais le livre est le lieu. Celui des matières sédimentées avec le temps et qui constituent littéralement le terreau dans quoi pousseront les villes futures.
Saint-Germain-en-Laye, Anne Savelli, L’Attente, 132 pages, 15€