Zone bleue (2030)
Une voix de jeune femme — « J’ai toujours su que quelque chose allait arriver. Mais quoi ? Je devais avoir onze ans, lorsqu’une amie m’a fait un cadeau. C’était un médaillon, une miniature avec dedans le paysage d’une forêt devant laquelle se tenaient deux silhouettes de femmes, main dans la main. Ce qu’il y avait d’étrange, c’est que la végétation, les feuilles, les troncs, tout était entièrement bleu. Un paysage entièrement hérissé d’arbres bleus. Cette image, depuis, ne cesse de m’habiter. J’ai le sentiment qu’elle est sur le point de devenir réelle.
Lorsque nous nous sommes installés dans la forêt, c’était l’été. Il faisait beau. La cabane était immense. Ou plutôt les cabanes. Il y en avait plusieurs. Des petites, des grandes. Un vrai capharnaüm. Avec une montagne de bouteilles en plastiques, de carton, de ferraille, mais aussi de livres et d’espoirs.
Au début, j’ai commencé par marcher. Dans la région. J’ai pris les routes, les chemins. J’ai rencontré des gens. Je leur posais des questions. Voulez-vous que cette terre soit souillée ? Voulez-vous que cet endroit se transforme en décharge nucléaire ?
Je leur parlais de la forêt, des arbres, de l’eau, je leur parlais d’une terre maudite sur des générations, et des arbres bleus qui allaient pousser. Certains m’écoutaient, d’autres m’insultaient. Mais je n’ai pas peur. Je suis ici chez moi.
Devant le feu, la nuit, on mange des conserves et du pain. On rêve surtout. On campe par terre et on rêve. Ceux qui ont froid chantent. Ceux qui ont peur s’enflamment. A tour de rôle, on part monter la garde. On boit du café. On se dit que les oiseaux vont chanter à nouveau – et le monde retrouver de la douceur.
L’autre jour, on s’est tous retrouvés. Je crois qu’on devait être 500. C’était incroyable. Nous, on a dessiné des banderoles, on a fabriqué des masques. Les autres ont allumé de grands feux. On a mangé, on a bu, on a dansé, on a ri, on a chanté aussi. C’était incroyable. On ressentait de la colère, bien sûr, mais aussi tellement de force et de joie. On a décidé de créer une station radio, pour parler aux plantes aussi et aux animaux, pour leur donner du courage. Nous ne voulons pas de ce projet radioactif.
Parfois, je me réveille, au milieu de la nuit et je tremble. Petites fleurs, petites herbes, petits brins d’arbres. Je sens les minutes, je sens les heures. Et il arrive que tout cela me pèse. Comme si tout était sur le point de céder. J’imagine les machines. Je les vois qui me cernent. Elles arrachent les arbres. Elles broient la terre, elles la pénètrent jusqu’au fond. Et moi je pense à ce trou. A ce trou immense, qui grandit, comme un enfant à l’intérieur. Je suis prise de vertige. J’imagine l’interminable cohorte de trains, chargés de monolithes de béton, remplis de déchets. J’imagine qu’on les descend, dans les alvéoles, à 500 mètres sous terre. Et ça me donne envie de mourir.
Mais le plus souvent, je me dis que tout va bien se passer. Ce n’est pas fini. Rien n’est fini. Pas la peine de s’inquiéter. (Je sais que nous allons y arriver.) Je ne suis pas la seule. Je n’ai jamais été seule. Nous sommes toute une armée. Là-haut, à l’horizon, je les vois. Ils arrivent. Mes frères, mes sœurs, mes amis. Je les sens. Ils m’entourent. Les uns contre les autres, ensemble, nous rayonnons plus fort. Et nous allons vaincre. »
Image : Stéfane Perraud