10 - Ilya Prigogine, le devenir du Chant

Magritte, tout comme Einstein, insiste sur le fait que le créativité vient de l’étonnement, d’un sentiment de malaise. Mais pour lui, toute tentative d’explication du mystère dégrade le mystère. Il faut le prendre comme un tout. Chez Einstein aussi, l’étonnement est le point de départ et la créativité la réponse. Il y a dans les deux cas un sentiment du mystère de l’univers. Mais la réponse est différente. Ilya Prigogine

Prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique des processus irréversibles, Ilya Prigogine est l’une des grandes figures scientifiques de notre temps. Il aborda dès 1945 l’étude des processus irréversibles, qui l’ont amené à développer un intérêt récurrent pour le concept du temps.

Quel écrivain contemporain se risque à questionner le scientifique, un peu à la façon dont Voltaire saisissait Newton, à rédiger un "Éléments de la philosophie de Prigogine pour la littérature" ou à frotter son écriture aux équations de son temps ? Plus rare encore celui qui est à la fois écrivain et philosophe des sciences, qui décloisonne les disciplines et tente l’élaboration de passerelles stylistiques et éthiques entre l’univers de la physique et le monde des lettres. Il ne s’agit pas de promouvoir un gadget vulgarisé pour faire l’intelligent dans les livres d’art, mais bien d’oser penser la littérature comme on pense aujourd’hui la matière. Les physiciens n’ont pas le temps de la démarche, trop occupés aux applications concrètes de leurs équations. C’est aux lettreux de faire l’effort pour s’affranchir d’une compréhension du monde très en vogue au 19e siècle !

Nous assistons à l’émergence d’une science qui n’est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l’expression singulière d’un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature. [...] Comment concevoir la créativité humaine ou comment penser l’éthique dans un monde déterministe ? (Ilya Prigogine, "La Fin des Certitudes")

La position théorique de Prigogine sur le chaos et, plus particulièrement, sa discussion du clinamen d’Épicure, recentre et éclaire l’éternel débat déterminisme/liberté en le subordonnant au devenir, et témoigne d’une "générosité" qui ancre la matière de Newton, d’Einstein, et de Hawking, dans un milieu absolument ouvert, où se déploie le Possible et non plus le Certain, ni le certainement prouvable. Je dis générosité car, in fine, l’impuslsion théorique de prigogine touche à l’acte de foi. Je dis aussi générosité car la vision de Prigogine somme le littéraire de repenser son rapport au temps, hors déploration, hors nostalgie, hors fantasme, en somme hors littérature...

Dès ses commencements, les textes narratifs ont méprisé le cours du temps, et sa flèche irréversible qui chasse les heures comme du gibier. Le langage a été fidèle à sa première obsession, dire autrement ce qui s’est passé, dire autre chose que ce qui se passe, tracer la ligne qui survivra au déluge, opposer au monde périssable l’illusion d’un corps éternel. C’est en cela, sans doute, que la parole manque d’assise, et que le réel triomphe sans effort d’un démon de papier...

Or la lettre dispose aujourd’hui d’un outil capable de la disposer mieux au pouvoir du monde. Cet outil, c’est le temps de Prigogine, un mouvement asymétrique affranchi du souci de son origine, et porté par la seule nécessité de son terme. Le temps de Prigogine fait aux arts le don de la mortalité.

Un jour les dieux se retirent. [...] Ce qui reste se divise donc aussitôt en deux : l’histoire et la vérité. L’une et l’autre sont la même origine et se rapportent à la même chose : à la même présence qui s’est retirée. Son retrait se manifeste donc comme le trait qui sépare les deux, l’histoire et la vérité. (Jean-Luc Nancy)

Non... la flèche de Prigogine ne revient pas sur son vol, jamais le Verbe ne se retire au profit du néant, c’est le silence qui se hisse dans la voix, qui jaillit dans l’air, et vole sans se poser, jusqu’à la fin.

Non, rien ne se retire, la trace de parole, la ligne de partage entre vérité et histoire témoignage au contraire du délitement permanent dont le devenir procède.

Le temps n’est pas réversible nous dit Prigogine, le fleuve ne remonte pas à sa source, les atomes d’Épicure ne jouent pas au yo-yo dans le vide et les dieux en mouvement trouvent à l’indétermination de leur trajectoire plongeante, la richesse crépitante d’un milieu exclusivement voué aux apparitions... On lance l’appel !

Quelques liens Prigogine

IRCAM/Centre Pompidou - un entretien avec Ilya Prigogine sur le temps

La Fin des certutudes - extraits de l’ouvrage de Prigogine

Présentation de Prigogine sur le site du Nobel

COMPLÉMENT I

Deux hommes de science et d’écriture, dont à remue.net on est quelques-uns à ne jamais manquer les publications - un philosophe du temps :

Étienne Klein - Les temps de la physique.

et "science, poésie, création", le site de Jean-Pierre Luminetet.

Et aussi :
entretien avec Jean-Marc Lévy-Leblond - la science et le monde, l’art et le moi

Arnaud Spire - "y a-t-il une pensée Prigogine ?" et La Revue Alliage sur les rapports entre culture, science et technique.

Shaftesbury - Éthique de la communication et art d’écrire :

Pour Shaftesbury (1671-1713) l’œuvre d’art, paradigme de l’incarnation éthique, ne parvient à réaliser l’articulation entre esthétique et éthique que si la science lui est associée. Il en va de la redécouverte d’une source d’intelligibilité foncièrement une, la raison, qui se manifeste de manière solaire dans la production des œuvres. Cette redécouverte est tributaire d’un apprentissage aussi contraignant en art qu’en science, celui de tenir à distance l’indéfini. Dire, c’est dire le sensé donc le limité. On voit combien cette défiance de la démesure est subversion de l’esprit de la machine, du pur calcul, et concerne à l’évidence le développement scientifique massivement livré aux contraintes économiques. C’est à une ontologie de l’Ingenium que l’Art et la Science nous convient, à nous réapproprier la démarche esthétique de l’individuation.

COMPLÉMENT II

Hans-Georg Gadamer

"Né le 11 février 1900, le philosophe Hans-Georg Gadamer est étroitement associé à l’herméneutique contemporaine. Cet ’art d’interpréter’ concerne les courants majeurs de la philosophie et des sciences humaines, allant du questionnement relatif au statut du langage - c’est-à-dire aussi de l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire - jusqu’aux approches analytiques et phénoménologiques inspirées des sciences exactes. Hans Georg Gadamer venait d’avoir cent ans. Sa voix s’est éteinte aujourd’hui : c’était celle du dernier représentant de la philosophie classique allemande, l’un des plus grands penseurs du siècle".
Ses derniers travaux portent sur l’éthique de la communication, l’étude des relations interculturelles à l’ère dite de la "communication globale" et du "village planétaire".

Une bonne introduction à Gadamer, par Jean Grondin.

L’herméneutique dans Vérité et Méthode.

Gadamer, l’esthétique et les ressources de la santé.

(image : Lynne Cohen - "Laboratoire 1999/2000")

juin 2003
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