14 - Joë Bousquet|Mystique


« Mystique » est un texte inachevé ou plutôt, comme le dit Xavier Bordes en préface à l’édition Gallimard 1973, « un livre intermittent. Il est parsemé d’une inconnaissable absence. Dès la première page, il continue sur le ton d’un monologue commencé bien avant notre intrusion. Monologue inhabituel, deux personnes parlent dans la même voix [...] ».

La voix double

Mais cette dualité de la voix chez Joë Bousquet n’est qu’apparente car elle témoigne d’une expérience, de la rencontre et de l’union du corps de chair avec la voix profonde. La voix profonde de Bousquet peut être rapprochée du cela de Jean de la Croix, à savoir d’une parole qui fait positivement l’expérience de la dépossession de toute subjectivité. La parole devient blessure, un lieu de passage et de métamorphose : passage par l’oubli ou l’abolition de soi et transformation de cette disparition en nouvelle présence :

Je veux que mon langage devienne tout l’être de ce qui, en moi, n’avait droit qu’au silence

Le lieu de cette rencontre (pour Jean, un lieu sans nom, à la fois trace et richesse) est un vide qui devance toute image, où les sens en suspens sont pénétrés et dissous. Ce lieu est si pauvre que rien ne le distingue de la chair ni de la voix profonde enfouis en lui. C’est de la mutuelle mise en présence, de l’attirance réciproque puis de l’union de ce lieu avec la voix et le corps que va naître la faculté de dire « je » en laquelle se résume la parole entière. Dire « je » c’est avoir une vision. Telle est la découverte par excellence : tirée du néant corporel par amour, la parole est naissance du rien, c’est-à-dire révélation. C’est « la parole existentielle » dont Bousquet dit :

je veux qu’elle soit la révélation de ce dont elle est la vie

Ainsi, le monologue de « Mystique » se comprend comme une extase et la parole comme un espace en radicale déficience de subjectivité, où sont portés à leur extrême limite la possibilité, la potentialité et le pouvoir de dire « je ». La révélation de la subjectivité est un effacement de soi pour un surcroît de vie, pour que l’homme soit :

nulle part aussi nu que dans l’homme

L’expérience littéraire

L’expérience littéraire se fait ainsi à la fois dans le corps de chair et dans un second corps, un corps en instance d’être où le « je », comme la lumière, ne se laisse voir qu’en se consumant. Cette lumière révèle le « je » et, le creusant toujours plus avant, l’évidant et vivant de cette déperdition, force la parole à révéler son silence, à se montrer telle qu’elle est, en ultime instance : absence et plénitude infinies du poème.
Impuissant à dire comme à se taire, le poème montre et occulte, donc déplace hors d’atteinte toute parole. C’est là une nouvelle unité de la parole, unité que rien ne construit ni n’interrompt. Cette parole radicale, éblouissante, jaculatoire, risque l’aventure du néant, de la traversée du sens :

La parole à laquelle nous aboutissons se charge elle-même de silence

Mais la blessure se charge aussi de pervertir ce silence car :

Toute blessure est un mal

La blessure retient la subjectivité de ce côté, dans la chair muette. Invincible, elle a deux racines : l’extase et la douleur. La première, naissant du silence, extrait le poème d’un « nuage d’inconnaissance » (cf. Bousquet - « Notes d’inconnaissance »), la seconde, mourant du silence, plonge la voix dans le refus et l’enfermement. Il n’y a de poème sans résidu, sans un reste sous elle, une déjection de douleur :

En-deçà de tout ce que je suis mon être est dans le sein du monde comme une plaie que je n’ai pas pu refermer sans me blesser moi-même

« Je » et la blessure

C’est paradoxalement du côté de l’enfermement qu’il faut continuer à chercher la subjectivité de Mystique, non seulement du côté de la « voix profonde », de l’esprit, mais aussi de celui du « cœur profond », de la matière, pas uniquement du côté du jeu entre surgissement et extinction de l’image (extase), mais encore de celui de la négation pure, de l’inexistence de l’image. Ce côté, Bousquet le décrit comme « sans profondeur », une aire hors d’atteinte pour le poème.

Se tournant vers la blessure, l’enjeu de la parole se trouve ainsi déporté dans un terrain encore vierge, celui d’un être dans la plaie et qui n’entretient aucun rapport avec la parole, qui ignore même jusqu’à son existence. L’enjeu de la parole sera de nommer cet être « douleur », puis de le briser, de porter la blessure au cœur de la blessure (c’est cela, ouvrir le cœur profond).

L’enjeu de la parole échappe alors à la stricte sphère spirituelle, il ne vise plus seulement la rédemption de l’homme, mais aussi celle du mal. Il s’agit pour Joë Bousquet de faire, à proprement parler, du mal un poème.
Cette entreprise littéraire exige une double séparation : de soi d’abord, du monde ensuite pour que la parole ouvre sa plaie dans le silence résiduel des chairs déjà dévorées partiellement par l’extase. Il faut porter la conscience jusqu’aux confins du corps, jusqu’à briser la brisure :

Poète, que ton corps, avec toutes ses facultés, soit l’âme de ce qui l’atteint, la conscience de ce qui le brise. Ta conscience est le firmament de ce qui te brise...

La douleur et l’extase

La parole touche alors une subjectivité toute-puissante, un « je » incorruptible et qui ne se partage avec rien (alors que l’extase se partage avec ce en quoi elle s’accomplit) : c’est la douleur sans voix, murée dans son absolu vouloir-vivre (il y a là convergence entre la douleur de Bousquet et la volonté de Schopenhauer).

La douleur épuise et assèche l’esprit, mais rien n’épuise, ni n’assèche la douleur. Contrairement à l’extase, la douleur méconnaît l’esprit. La douleur existe sans conscience d’elle-même, rien ne peut « traduire du silence » la sauvage prisonnière de la blessure, captive du cœur humain :

Le cœur est la vie de ce qui se tait

« Mystique » confère ainsi dimension exceptionnelle aux facultés de la parole en combinant une thématique d’ouverture de l’âme (tradition chrétienne) avec une autre, tout à fait neuve, d’ouverture de la blessure. Bousquet trouve, dans l’ancienne blessure d’amour, une douleur enclose oubliée par l’extase et lui fait accueil. Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème, disait Celan.

Cette main, Bousquet la plonge au plus profond de la chair pour éveiller la douleur au miracle de « naître à l’invraisemblable ». Celui qui était l’oublié du verbe meurt en prononçant son nom : prendre conscience et mourir. Quel est le sujet de la parole de « Mystique » ? Que devient « je » lorsque abandonné du silence il va prononcer la première parole du monde ?

Mon corps [...] par sa blessure,[...] est un berceau. Et dans ma chair ma vie est née de mes plaies. [...] Ma blessure a vraiment fait mon bonheur

Il existe dans « Mystique » une parole, incorporée à la blessure, un intervalle de vérité simple et de réconciliation.

Cette parole « invraisemblable » est conséquence d’un geste, elle répond à l’agression physique du poème qui éveille la douleur à la compassion. Se voyant par l’action du poème, la douleur trouve enfin sortie hors d’elle et, rendue comme toute vie au partage de l’autre et du même, découvre dans cette réduction à la dualité, possibilité de mourir et possibilité de chanter. Il y a bien réduction et non augmentation dans le passage de l’unité du silence à la dualité de la parole, puisque le corps muet n’entre jamais en concurrence avec l’esprit que lorsque la parole s’en arrache et le tue.

Chanter comme l’hirondelle d’air pur

Quand la parole se dégage de la douleur comme un corps se lève du tombeau, quand la parole a absorbé la douleur qui la retenait prisonnière et bu tout le silence, le poème s’élève.
Deux oiseaux tournent dans le ciel de « Mystique ». L’un est l’oiseau solitaire de Jean de la Croix, dont le chant doux monte le plus haut possible, l’autre est l’hirondelle d’air pur de Joë Bousquet qui disperse la douleur dans un souffle.


Ce texte ne contient nulle référence bio/bibliographique. Pour information complémentaire consulter les pages consacrées à Joë Bousquet sur chantiers.org et, parmi elles, l’article de J.-M. Barnaud portant sur le dialogue entre J. Bousquet et S. Weil, et qui pose cette question de fond : "Comment vivre en poésie ?". Voir aussi « Joë Bousquet et son double » par Hubert Juin, ainsi que la préface de Maurice Nadeau à « Papillon de neige ».

Iconographie : Abelardo Morell, Light Entering Our House 2004 - Frida Kahlo, A Coluna Partida 1944 (fragment) - Érick D. Panavières - Joë Bousquet et Maurice Nadeau

mars 2004
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