[17] Plus de mille deux cents personnages…
Les 120 Journées de Sodome 3.
1. Le 29 octobre au soir, quarante-six personnages franchissent le seuil du château de Silling pour une durée de cent vingt journées. Sade récapitule leur répartition à la fin du roman :
libertins 4
historiennes 4
épouses et/ou filles des libertins 4
jeunes garçons 8
jeunes filles 8
jeunes hommes « taillés comme des dieux » 8 (4 principaux et 4 subalternes)
« vieilles » (gardiennes des jeunes gens, aussi appelées « duègnes ») 4
dans les cuisines : 3 servantes et 3 cuisinières.
À l’exception des trois servantes - qui seront sacrifiées car elles « en valent bien la peine » - et des trois cuisinières - qui ne le seront pas « à cause de leurs talents » -, chaque personnage a un nom (les libertins, les historiennes) ou un prénom (les épouses, les vieilles, les jeunes garçons et filles) ou un surnom (les jeunes hommes principaux). Il a aussi une fonction principale : exercer le pouvoir (les libertins), raconter (les historiennes), se soumettre de bon ou de mauvais gré (les sujets, les épouses), veiller à la bonne organisation du séjour (vieilles, servantes, cuisinières).
Auparavant, Sade a présenté des éléments du portrait physique et du caractère de chacun.
Le duc de Blangis, maître à dix-huit ans d’une fortune déjà immense et qu’il a beaucoup accrue par ses maltôtes [1] depuis, éprouva tous les inconvénients qui naissent en foule autour d’un jeune homme riche, en crédit, et qui n’a rien à se refuser : presque toujours dans un tel cas la mesure des forces devient celle des vices, et on se refuse d’autant moins qu’on a plus de facilités à se procurer tout. […]
Constance, femme du duc et fille de Durcet, était une grande femme, mince, faite à peindre et tournée comme si les Grâces eussent pris plaisir à l’embellir. Mais l’élégance de sa taille n’enlevait rien à sa fraîcheur : elle n’en était pas moins grasse et potelée, et les formes les plus délicieuses, s’offrant sous une peau plus blanche que les lys, achevaient de faire imaginer souvent que l’Amour même avait pris soin de la former. […]
Zelmire [une des huit jeunes filles enlevées par les rabatteurs des libertins] : elle avait quinze ans, elle était fille du comte de Terville qui l’idolâtrait. Il l’avait menée avec lui à la chasse, dans une de ses terres en Beauce, et, l’ayant laissée seule un instant dans la forêt, elle y fut enlevée sur-le-champ. Elle était fille unique et devait, avec quatre cent mille francs de dot, épouser l’année d’après un très grand seigneur. Ce fut celle qui pleura et se désola le plus de l’horreur de son sort.
Narcisse [un des huit jeunes garçons enlevés] était âgé de douze ans ; il était chevalier de Malte [2]. On l’avait enlevé à Rouen où son père remplissait une charge honorable et compatible avec la noblesse. On le faisait partir pour le collège Louis-le-Grand, à Paris ; il fut enlevé en route.
La première [vieille] s’appelait Marie. Elle avait été servante d’un fameux brigand tout récemment rompu, et, pour son compte, elle avait été fouettée et marquée. Elle avait cinquante-huit ans, presque plus de cheveux, le nez de travers, les yeux ternes et chassieux, la bouche large et garnie de ses trente-deux dents à la vérité, mais jaunes comme du soufre […]
Ces portraits plus ou moins longs, plus ou moins précis, font partie de la narration. Ils donnent des indices sur la cohérence des réactions et l’évolution des personnages, sur leurs relations, comme les paysages en auraient donné sur l’isolement du château et la rudesse du climat si possibilité avait existé, au cours des cent vingt journées, de jeter un œil par-delà les murailles. Il devait y avoir des hommes employés à s’occuper des chevaux et des attelages qui avaient conduit toute la troupe à Silling (il faudrait bien repartir, et dans les mêmes voitures) : cochers, charron, maréchal-ferrant, un vétérinaire – mais ils restent invisibles dans le roman, on ne distingue pas même leurs ombres se glisser subrepticement dans la cour. Y avait-il un chirurgien, un rebouteux, un cueilleur de simples ? Les murailles sont trop épaisses, on l’ignore. Après les mois de novembre consacré aux passions « simples », décembre aux passions « doubles », janvier a été consacré aux passions « criminelles » : celles qui parfois entraînent la mort mais sans intention de la donner. Il n’en sera pas de même en février avec les passions « meurtrières » : qui sera alors chargé d’évacuer les dépouilles et les ensevelir afin qu’elles ne contaminent pas les vivants ?
Au terme des cent vingt journées toutes les passions auraient dû être racontées puis expérimentées sur des sujets vivants, et pourtant… dix seulement ont passé de vie à trépas. Qu’est-il arrivé ? Au fil des semaines les récits des historiennes empiètent de plus en plus sur les exercices pratiques. Et c’est alors qu’un imprévu se produit : le 1er mars, jour où, dès le matin, d’invisibles serviteurs armés de maillets et de barres-à-mine commencent à débarricader portail, portes et fenêtres, on découvre que la neige alentour du château n’a pas fondu : la montagne est d’un blanc immaculé à vous brûler le regard.
— Quelle vision de l’infini ! s’écrie la Duclos.
Dans la cour les bagages sont prêts, les rescapés sont rhabillés.
— Que faire ? s’inquiète Durcet.
— Attendre, répond un cocher en hochant du menton. Les chevaux ne passeraient pas le col.
— Combien de jours ?
— Ah ça…
Un funeste frisson parcourt les sujets, sinon tout à fait indemnes du moins en vie, au moment où ils franchissent à nouveau le seuil du château : à quoi les libertins vont-ils désormais employer leurs journées ? À quoi ! Il est trop tard dans le roman pour modifier l’idée de départ, trop tard, du moins dans cette version, pour imaginer un retournement de situation [3], d’ailleurs le rouleau de papier touche à sa fin : en attendant que la neige fonde, vingt sujets (un par jour) sont donc « expédiés » dans une espèce de torpeur indifférente entre le 1er et le 20 mars.
Seize personnages s’en repartiront le premier jour du printemps, les edelweiss auront fleuri, ils croiront voir une étagne et ses cabris à flanc de ravin, feront étape à Bâle où les historiennes s’approvisionneront en velours et rubans de soie et arriveront de nuit à Paris où on se sera à peine aperçu de leur absence…
2. Ils n’étaient pas seuls dans Silling, plus de soixante-dix personnages sont présents dans le récit de la Duclos, filles et clients, habitués et occasionnels.
Du côté des filles, Aurore, trente ans (semaine 1, journée 6 [4]) ; Eugénie, quatorze ans, jeune ouvrière de modes (semaine 2, journée 10) ; Lucile, douze ou treize ans, fille d’une marchande lingère du Palais (sans doute le Palais-Royal) (semaine 3, journée 15) ; Justine, vingt-cinq ans, cinq pieds six pouces (environ 1, 67 mètre), « membrée comme une servante de cabaret », « véritable héroïne de Cythère » (journée 18). Les autres travaillent sous anonymat : une fille aux cheveux blonds (semaine 1, journée 2), la fille d’un cabaretier de la rue Saint-Denis, treize ans (journée 4), une fille rousse dont personne ne voudrait [5], une « marcheuse » dont « le métier est de courir nuit et jour pour aller déterrer du nouveau gibier », une fille « marquée comme voleuse publique » [6] (journée 5), « une jeune ouvrière en dentelle de seize ans » (journée 6) ; une « vieille sorcière » de plus de soixante-dix ans, une fille de seize ans (semaine 2, journée 8) ; une petite bouquetière de treize à quatorze ans (semaine 3, journée 16).
Lorsque la Duclos rejoint la maison Fournier (dont elle deviendra la patronne), cinq filles travaillent et reçoivent chacune cinq ou six clients par jour. Si nécessaire on embauche des extras : un crocheteur (portefaix, porteur), un Savoyard (semaine 1, journée 5) ; un manœuvre auvergnat « bon et honnête mais fort laid » (semaine 2, journée 10), un cocher de fiacre (journée 14) ; un jeune commissionnaire de dix-huit ans (semaine 3, journée 18), un vieux valet de quatre-vingts ans, tous deux appartenant au personnel de la maison (journée 20). En plus du commissionnaire et du valet, comme dans le château il doit y avoir du personnel invisible : cuisinières qui font également les courses, servantes. La Duclos sait faire preuve de prudence dans l’exercice de son activité : « Monsieur [elle s’adresse à Durcet], quand on n’a pas dans le monde le crédit que vous y avez et que, pour ses coquineries, il faut employer des gens en sous-ordre, la circonspection devient souvent nécessaire, et l’on n’ose pas alors tout ce que l’on voudrait bien faire » (semaine 3, journée 16).
Quelqu’un était-il préposé à dévisager par un judas les clients qui frappaient à la porte ? Ceux à qui elle fait ouvrir sont des figures de la vie sociale et politique du XVIIIe siècle : l’Église, l’Armée, la Justice, la Cour, la Médecine, la Finance, le Commerce.
Semaine 1 : un ecclésiastique, le commandant des Carrières, le vieux président de Saclanges, le fermier général Dupont, un maître des requêtes, un docteur de la Sorbonne « las de prouver en pure perte l’existence de Dieu dans l’école ».
Semaine 2 : un payeur de rentes, Durcet lui-même dans sa jeunesse (Sade croise ici le récit de la Duclos avec les libertins présents dans le château, on en lira un autre exemple en semaine 4), un « libertin », un jeune maître des requêtes, le vieil abbé de Fierville, un vieil aumônier du roi, un moine de Cîteaux, un commandeur de Malte, le vieux conseiller au Parlement D’Erville, Desprès un militaire « retiré », le vieil abbé Du Coudraix, un vieux médecin (qui, à l’occasion, acceptera sûrement d’examiner une fille un peu pâlotte), un vieux brigadier des armées du roi, un vieux chevalier de Malte dont la sœur est abbesse d’un des plus grands couvents de Paris, un vieux moine.
L’espérance de vie était alors d’une quarantaine d’années, à partir de quel âge était-on qualifié de « vieux » ?
Semaine 3 : un vieux notaire cousu d’or, un vieux conseiller de grand-chambre, un vieux trésorier de France, le marquis de Mésanges, un vieux directeur des domaines, un vieux banquier, un vieux moine, le prieur des bénédictins, un vieux receveur des gabelles, un vieux commissaire de quartier qui saura rendre quelques services (la Duclos rémunère également quelques « mouches », informateurs et espions), un « vieil invalide de Cythère », un vieux courtisan « las des hommages qu’il recevait dans le palais des rois », un vieux greffier du Parlement, un seigneur danois dont la mésaventure nous renseigne sur les relations de la Duclos avec la police :
« Un seigneur danois […] eut l’imprudence de venir chez moi avec dix mille francs de diamants, autant de bijoux, et cinq cents louis d’argent comptant. La capture était trop bonne pour la laisser échapper : entre Lucile et moi, le gentilhomme fut volé jusqu’à son dernier sol. Il voulut faire des plaintes, mais comme je soudoyais fortement la police, et que dans ce temps-là, avec de l’argent, on en faisait ce qu’on voulait, le gentilhomme eut ordre de se taire et ses effets m’appartinrent, à quelques bijoux près qu’il me fallut céder aux exempts pour jouir tranquillement du reste » (journée 19).
Les lecteurs de l’époque auraient-ils su mettre un nom et un visage sur ce seigneur danois ? En avait-on parlé dans les gazettes ? Les 120J est-il un roman à clés ?
Semaine 4 : M. de Grancourt vieux fermier des postes, Foucolet président de la Chambre des comptes, le jeune duc de Bonnefort, le commandeur de Saint-Elme, un président du Parlement, un seigneur de la cour, le duc de Florville, un grand seigneur, un fermier général, le comte de Lernos, le vieux président Desportes, le marquis de Saint-Giraud. Le nom de Mirecourt suscite cet échange où l’on retrouve le ton caustique de Sade dans sa correspondance :
« Mais qui de vous, messieurs, a connu Mirecourt, aujourd’hui président de grand-chambre, et dans ce temps-là conseiller clerc ? – Moi, répondit Curval. – Eh bien ! monsieur, dit Duclos, savez-vous quelle était et quelle est encore, à ce que je crois, sa passion ? – Non, et comme il passe, ou veut passer, pour un dévot, je serais fort aise de le savoir. – Eh bien, reprit Duclos, il veut qu’on le prenne pour un âne… - Ah ! morbleu, dit le duc à Curval, mon ami c’est un goût d’état que ceci ! Je parierais qu’alors cet homme-là croit qu’il va juger… » (journée 24).
Les mois suivants, dans les récits de la Champville, de la Martaine et de la Desgranges - et comme en ce qui concerne les lieux – les clients sont désignés d’un il, les filles d’un elle génériques. Si tous ces il et ces elle avaient été nommés, qualifiés ne serait-ce que par la teinte de leur chevelure, à raison de cent cinquante passions par mois, et en supposant au moins deux partenaires par passion, c’est plus de mille deux cents personnages à qui les 120J auraient accordé existence romanesque.
[1] Selon le Littré, ce mot désignait un impôt levé extraordinairement, tel l’impôt levé par Philippe le Bel pour mener la guerre contre les Anglais. Plus ordinairement, il a désigné la perception d’un droit qui n’est pas dû, qui n’est pas légal. Par extension, toute taxe.
[2] Un des grades de l’ordre de Malte, l’autre étant celui de « commandeur ».
[3] Ce que fera Luis Bunuel dans L’Âge d’or.
[4] La journée finira sur une évocation de « l’aurore aux doigts de rose […] entrouvrant les portes du palais d’Apollon ».
[5] « Elle était rousse et cependant fort jolie », lit-on dans les Mémoires de Madame de Genlis, chapitre III. C’est moi qui italise.
[6] Un V au fer rouge était marqué sur l’épaule droite des voleurs et des voleuses ; immédiatement après on recouvrait la brûlure d’une pommade de saindoux et de poudre à fusil pulvérisée.