4. Le secret

(Saint-Agnan-en-Vercors, fin oct. 2018)

Nos entreprises ont rarement la rassurante continuité que leur donnent les romanciers ; les plus rassis sont parfois aussi capricieux que les plus versatiles. Un mois avait passé depuis l’évacuation du garage paternel. Décrassée et cirée, la malle mystérieuse avait belle allure, àla fois féminine et barbare avec son parement de cuir blond au grain irrégulier, son antique serrure et ses crapauds de bronze. Mais elle était restée verrouillée, abandonnée sous la volée de l’escalier. La chatte, qui s’en était détournée quand je l’avais posée là, se l’est appropriée dès que le cuir a retrouvé son éclat et y passe des journées àsomnoler dans la pénombre, se divertissant àinventer des figures immobiles, comme les petits nobles d’autrefois, accablés d’oisiveté, qui se distrayaient àreproduire dans leur salon, en chair et en costumes d’époque, les chefs-d’œuvre des grands maîtres. Sémiramis, sur ce théâtre miniature, se livrait àd’interminables tableaux vivants, incarnant successivement tous les rôles de son répertoire, de l’académique sphynx égyptien jusqu’àl’impudique Thaïs, couchée sur le dos, les membres ouverts et le ventre frémissant, en passant par toutes les postures permises par sa souple anatomie – et quelques-unes qui l’outrepassent. Sa prédilection pour la vieille malle me surprend. Si j’étais elle, j’éviterais la niche sombre où elle est reléguée, qui semble une prison, et je fuirais l’odeur qui s’en exhale, un mélange obsédant de térébinthe et de cire d’abeilles qui couvre les parfums de la saison. Pourtant elle s’y plaît et ne cède sa place àNora, qui s’y repose entre deux tâches, qu’avec une lenteur dédaigneuse, en s’étirant et secouant la queue. Le monde avait trouvé son équilibre. Pourquoi l’aurais-je dérangé en forçant la malle ? C’est l’insistance de ma sÅ“ur, étonnée de mon indifférence et fâchée d’être privée du secret, qui m’a finalement décidé àconvoquer un serrurier.

[...]

J’épargne aux lecteurs l’inventaire de la malle. Certains, peut-être, y auraient pris plaisir. Les longues litanies d’objets (ou de lieux, d’événements, les prolixes Je me souviens et les pointilleux Espèces d’espaces) les touchent mieux que l’effusion des sentiments. La prodigieuse variété du monde les fascine. Dans l’énumération des formes du réel, dans le fourmillement de la langue qui les manifeste àl’esprit, ils éprouvent l’infini en acte et leur propre finitude, et ils s’y enivrent comme on fait d’un mantra, fixant un vertige qui n’est pas connaissance, mais idolâtrie. Tous n’y sont pas sensibles, moi le premier, d’autant moins que le hasard y règne mieux, ne révélant que lui-même. Je décrirai donc ma trouvaille en quelques mots : un épais dossier de documents notariaux, deux albums de photos, une famille de flà»tes àbec, de la grande basse au sopranino, un harmonica àpiston, des disques de musique baroque, des cahiers, une liasse de lettres nouées par une faveur, une monographie sur le Vercors, quelques livres d’Histoire, un dictionnaire médical et, ficelé comme un gigot, un lot de livres sur les Ars Divinatoria. Quelle vie ce fatras compose-t-il ? Qui l’a rassemblé là, avant de jeter la clef qui le défend ? Si l’on devait un jour me confier àl’avenir par le même moyen dérisoire, de grâce, pas d’objets, qu’on se fie plutôt aux images : mon portrait aux différents âges et, pour m’accompagner dans ma tombe portative, celui des êtres qui m’ont été chers : mes parents lors de leur jubilé, un vague sourire aux lèvres, déjàfigés dans leur éternité ; Marie le soir de la Saint-Jean, couronnée de géraniums arrachés aux fenêtres de Montmartre ; Marthe enfant, en tunique blanche brodée àla roumaine, ses dents de lapins àdécouvert ; et Livia, Livia de profil devant la mer, sur la seule photo qui me soit restée d’elle, collée au paradis du jeu de l’oie, au milieu de la spirale de notre aventure – ce sera assez : pourquoi livrer toutes ses faiblesses àla postérité ? Avec ces spectres, les cartes des lieux où j’ai vécu, quelques photos de chantiers, et le manuscrit de L’Oca nera, si Marthe le retrouve dans mon ordinateur. Cela suffirait àme rendre une manière d’existence.

Les pièces les plus intéressantes de cette pêche peu miraculeuse ne sont pas les albums de photos, comme je l’ai cru d’abord (des albums anonymes, sans noms, sans dates, qui pourraient être ceux de n’importe qui il y a presqu’un siècle, toute une vie résumée en une centaine de petits formats aux bords dentelés délavés par le temps, où des fantômes aux visages de mardi gras flottent dans des paysages indistincts àpeine suggérés par un bouquet d’arbres ou les contours d’une montagne molle), ni même la liasse de lettres qui, malgré le ruban, sont rien moins qu’une correspondance amoureuse, mais un cahier recueillant un récit qui m’a saisi dès les premiers mots. C’est un beau registre cartonné, au dos toilé, écrit avec cérémonie, qui s’ouvre sur la petite photo d’un homme au front haut et au nez piémontais affublé de lunettes noires presque opaques qui lui donnent un air de séducteur italo-américain. Je l’ai reconnu au cratère de petite vérole qu’il porte sur le front : c’est le personnage, àpeine plus âgé peut-être, dont nous avions découvert le portrait abandonné aux araignées dans le garage paternel ; ce qui prouve, aurait peut-être dit Livia, que la réalité n’est pas accident – et, de cette suite réglée d’événements, elle aurait tiré pour m’amuser le Dieu de Spinoza. C’est donc la photo d’Esprit qui ouvre le cahier et c’est son histoire qu’il relate. L’écriture, je le comprends peu àpeu, n’est pas de sa main ; il a dicté son récit àune certaine Marie : « Je suis né àla Saint-Esprit. Je porte son nom. J’ai vécu jusqu’àla guerre sur les collines de Vinay, dans une ferme couverte par un gros noyer…  » Cela commence bien, mais le style se fait peu àpeu plus lâche, désordonné, ou s’emberlificote en tournures qui se veulent élégantes et ne sont que maladroites. (Mais aussi qu’ont-ils tous àvouloir partager leur vie avec nous ? Le meilleur, leurs secrets, ils ne le disent pas, et le reste est souvent mensonger, tourné pour capter la sympathie ou bien, ce qui n’est guère mieux, pour se vanter de turpitudes imaginaires.) Il se peut, ordonnant ce récit peuplé de coq-à-l’âne, que j’y aie mis un peu du mien ; qu’importe – toute aventure humaine est expérience, et toute expérience enseignement.

À la description de la ferme au noyer je reconnais Carrue, où mon père est né. Le voilàle secret : Esprit est l’un de ses frères, un huitième oncle, dont nous ignorions jusqu’ici l’existence. Tout àl’orgueil de nous informer qu’il est né sous le signe du Saint-Esprit, qui ne lui a semble-t-il donné que son nom, il oublie de préciser l’année : aux alentours de 1925, le dernier de la nombreuse fratrie paternelle. [...]

11 août 2023
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