Alain Lestié | Redevance
Ces quelques lignes, trop hâtives, se limiteront au recensement d’empreintes gravées par une lecture constante des textes de Blanchot, commencée au début des années soixante au sortir de mon adolescence, dans le sillage de Mallarmé [1] et des prémisses de mon travail de peintre. Tout n’y fut pas compris alors, ou mal : l’épreuve d’une pratique, au long des ans, contribuera à en élucider certaines parts.
Cinquante années plus tard, L’espace littéraire, volume démantelé, usé, fatigué à travers tellement de maniements, remémore encore quelques repères intacts, quelques stèles primordiales. Et si d’évolution en évolution, le temps a distendu certaines anciennes proximités, demeure l’acquis de fondements imprescriptibles.
Tout commence par ce mot « d’œuvre » dans la définition que Blanchot en livre au long de L’espace littéraire, et l’insistance qu’il mettra à son achèvement, du texte comme du livre. Tout commence par l’exigence d’une situation singulière de l’acte de faire, qu’il appelle « solitude essentielle ». Infinie. Dans l’épreuve de la nuit, l’approche de la profondeur, la familiarité de la mort, qui viennent, pour moi, indiquer un sens à l’irrésolution et l’errance de mes ténèbres initiales. Une première leçon de Blanchot apprend à congédier le lourd fatras métaphysico-psychologique qui encombre, en général, la convocation de pareilles notions : « regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît ». La nuit comprend ici l’ensemble des choses retranchées du côté de l’inapparent, limite attribuée à la représentation, et dont la tâche à venir voudra redessiner constamment la clôture.
La déprise d’une figure d’auteur, de sa présence même, son retirement, implique ce détachement, qu’il appellera « désœuvrement », supposant la méditation d’un après-coup, où se tresse une démarche critique. Ce travail de retrait en l’œuvre l’oblige dans son accomplissement, quand il n’y a d’autres pensées qu’en son intérieur, par les détours et les obstacles de son exclusive typologie. La situation exile l’auteur, le défait, et il n’existe plus qu’absent au centre d’une œuvre qui n’aura donc lieu que pour montrer le lieu de son épuisement. Le désastre d’une finitude de l’œuvre, ébauche l’avenir même d’une pensée, son changement d’astre, replaçant « la fin de l’art », et sa mort, comme de simples épisodes de la représentation, parmi d’autres.
La dissociation des niveaux de sens conduite par cette mise en œuvre fragmentaire ouvrira pour moi, dès le début, une inépuisable perspective, dans la dialectique de leur recomposition.
Moments épars, ces fragments ne partent d’aucun tout ; fragment par fragment, le projet de l’œuvre n’espère aucune totalité, excède la continuité du récit, du sens, pour le sens de cette fragmentation, ouverture plurielle à une intelligence du monde. Et chacun sait comment le retirement chez Blanchot n’est en rien ermitage, mais « la distance qui permet de voir » et de se situer dans le contrecoup d’un dénouement, du récit, du sens ou du sujet. La situation, insubordonnée, ne consent à signifier qu’en dehors du significatif (quand trop n’ont de cesse que de refléter l’événement, la péripétie significative) et renvoie aussi à cette absence dont toujours il instruira l’image, comme celle de la nuit, dans ce ressassement infini vers « l’obscure profondeur ». Pour une histoire perpétuelle.
Cinquante années plus tard, L’espace littéraire, volume démantelé, usé, fatigué à travers tellement de maniements, remémore encore quelques repères intacts, quelques stèles primordiales. Et si d’évolution en évolution, le temps a distendu certaines anciennes proximités, demeure l’acquis de fondements imprescriptibles.
Tout commence par ce mot « d’œuvre » dans la définition que Blanchot en livre au long de L’espace littéraire, et l’insistance qu’il mettra à son achèvement, du texte comme du livre. Tout commence par l’exigence d’une situation singulière de l’acte de faire, qu’il appelle « solitude essentielle ». Infinie. Dans l’épreuve de la nuit, l’approche de la profondeur, la familiarité de la mort, qui viennent, pour moi, indiquer un sens à l’irrésolution et l’errance de mes ténèbres initiales. Une première leçon de Blanchot apprend à congédier le lourd fatras métaphysico-psychologique qui encombre, en général, la convocation de pareilles notions : « regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît ». La nuit comprend ici l’ensemble des choses retranchées du côté de l’inapparent, limite attribuée à la représentation, et dont la tâche à venir voudra redessiner constamment la clôture.
La déprise d’une figure d’auteur, de sa présence même, son retirement, implique ce détachement, qu’il appellera « désœuvrement », supposant la méditation d’un après-coup, où se tresse une démarche critique. Ce travail de retrait en l’œuvre l’oblige dans son accomplissement, quand il n’y a d’autres pensées qu’en son intérieur, par les détours et les obstacles de son exclusive typologie. La situation exile l’auteur, le défait, et il n’existe plus qu’absent au centre d’une œuvre qui n’aura donc lieu que pour montrer le lieu de son épuisement. Le désastre d’une finitude de l’œuvre, ébauche l’avenir même d’une pensée, son changement d’astre, replaçant « la fin de l’art », et sa mort, comme de simples épisodes de la représentation, parmi d’autres.
La dissociation des niveaux de sens conduite par cette mise en œuvre fragmentaire ouvrira pour moi, dès le début, une inépuisable perspective, dans la dialectique de leur recomposition.
Moments épars, ces fragments ne partent d’aucun tout ; fragment par fragment, le projet de l’œuvre n’espère aucune totalité, excède la continuité du récit, du sens, pour le sens de cette fragmentation, ouverture plurielle à une intelligence du monde. Et chacun sait comment le retirement chez Blanchot n’est en rien ermitage, mais « la distance qui permet de voir » et de se situer dans le contrecoup d’un dénouement, du récit, du sens ou du sujet. La situation, insubordonnée, ne consent à signifier qu’en dehors du significatif (quand trop n’ont de cesse que de refléter l’événement, la péripétie significative) et renvoie aussi à cette absence dont toujours il instruira l’image, comme celle de la nuit, dans ce ressassement infini vers « l’obscure profondeur ». Pour une histoire perpétuelle.
8 avril 2013
[1] À 17 ans, en 1961, préoccupé surtout par la guerre d’Algérie, je découvre le nom de Blanchot par le Manifeste des 121. Voyant dans une bibliothèque qu’il avait écrit sur Mallarmé dont j’étais déjà lecteur assidu, je lis pour la première fois L’espace littéraire.