Anna de Sandre | La visite

J’attrape un mauvais jour avec une pince à sucre. Ce n’est pas la première fois que je m’y essaye,
et je dois dire que mes précédentes tentatives ont été conclues par des échecs cuisants : les mauvais
jours tombaient systématiquement à côté de mes genoux, et leur explosion me secouait jusqu’à la
nuit, où de curieux rêves m’empêchaient de récupérer. Alors celui-ci, je le tiens fermement et le
glisse dans l’album où il va sécher et perdre toutes ses heures.
Je bois un verre d’eau au dessus de l’évier et je sors en silence. Avant décembre, les immeubles
neufs résonnaient d’échos et de vide entre leurs murs, alors que maintenant, je déglutis pour
déboucher mes tympans assourdis par le rien épais de la neige. Le pont gelé perd ses brillants sous
les pas de la foule ralentie dans ses chaussures glissantes. Les traces grises et molles mélangent de
l’eau sale et le vent enlaidit les visages crispés.
Après trois magasins, une aubette et un kiosque à journaux, il y a une ruelle sur la droite où
j’aime aller, et particulièrement dans les hivers durs comme celui-ci. A mi-chemin je m’arrête, et je
me plante debout à côté d’un banc trop recouvert pour chasser la neige d’un simple geste de la
main. Les flocons recommencent un tourbillon cinglant et j’offre mon visage en tirant sur mon
bonnet. J’arrête quand le froid fait presque péter mes oreilles. Quand la douleur est un burin qui
tape, je plonge la main dans la poche ventrale de ma doudoune et en sors une durite en métal. Je lui
parle bien trois bonnes minutes. Un chien pisse contre le banc et me regarde en souriant de toute sa
gueule. Puis il frissonne et s’approche, plein de son espoir de clébard idiot, mais je lève mon arme
avec conviction et il déguerpit en sautillant comme un izard. Je termine ma prière, embrasse le bout
de métal avec ferveur, et prends la direction de la maison où je passais avant. Où je passais tous les
jours.
Quand un de ses occupants entrait ou sortait, j’étais là. Je jetais un coup d’oeil à chaque fois pour
voir une femme encercler à la poudre d’or le bord d’une assiette en porcelaine. Elle faisait ça tout le temps. Les mêmes gestes, la même application, la même concentration à sa tâche, et moi je pleurais
quelques mètres plus loin en hurlant dans ma tête : « salope ! », en ajoutant parfois : « pourquoi tu
nous as fait ça ? »
Le quartier est cossu, le gars des espaces verts payé avec des chèques emploi service, et quelques
fois un nouveau résident vient distraire les jours monotones avec son installation. J’avais arrêté de
l’espionner un temps. Elle était partie en vacances ou en stage de raku. Le facteur m’avait vendu
l’information debout contre un arbre, en tirant sur le noeud de la capote vite refroidie dans le vent.
J’étais entrée dans la maison de l’artiste le lendemain vers quatre heures du matin. Je n’avais touché
à rien, à l’exception d’un photomaton d’où elle me regarde quand je la sors parfois. Par toutes
petites fois.
Il paraît que j’ai ses yeux, mais que pour le reste je suis bien crachée des balustrines de mon père.
Quand j’ai eu six ans, elle a dit : « je suis trop fatiguée », et ça a suffit pour qu’elle refasse sa vie.
Moi j’ai dit : « pars pas maman je t’aime fort ! », et j’ai gagné une ferme de poche avec tous ses
accessoires chez ma première famille d’accueil.
Dans sa maison où je vais entrer avec ma copine à bout métallique, il y a des jumeaux et un
bébé.
Là où je vis depuis neuf ans, une vieille croit qu’elle étreint la tête d’un homme en larmes sur
son coeur sec, et une ancienne danseuse arrache la peau de ses talons pour ne plus être une femme
qui se tient debout.
Je ne sais pas, après, ce que je ferai.

 

Du même auteur, Remue.net a publié la semaine dernière une autre nouvelle inédite et, voici quelques mois, des poèmes.

14 novembre 2012
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