Anne Bihan | Un souffle si doux

Anne Bihan vit en Nouvelle-Calédonie. Elle a contribué sur remue.net au dossier Nicolas Kurtovitch. Elle a publié récemment Parades et V, ou portraits de famille au couteau de cuisine, théâtre.


Un souffle si doux

Tout est magie, tant pis pour ceux qui ne le perçoivent pas. Goethe

Jeanne

Sous le haut plafond rectangulaire du musée la case de paille blonde semblait égarée ou, plus exactement, en attente de l’improbable départ qui redonnerait à son toit force de signe pour le voyageur, de protection pour le berceau de l’enfant à venir. Fermant un instant les yeux, Jeanne vit sa forme dorée se fondre dans les herbes rousses du Nord, le pin et le cocotier se dresser à ses côtés, annonce de vie répétée au loin par le craquement paisible des niaoulis. Puis se méfia de l’exotique tentation dont la longue salle aux volumes quasi-staliniens du musée avait au moins le mérite de la préserver.

Se pardonnant le cliché, elle décida de patienter jusqu’à ce que la lourde femme entrée devant elle quitte les lieux, par respect machinal pour sa solitude. Elle en profita pour lire le panneau bilingue de l’exposition posée en équilibre sur le toit de la case :

« Certains objets possèdent une importance particulière pour les gens du Vanuatu. Ils estiment que ces objets, porteurs de puissance, ne peuvent être vus sans danger par des personnes non initiées. Ils nous ont demandé de les déposer dans un espace clos et d’avertir nos visiteurs de leur caractère sacré. »

« Ples ia em i gat sam stone wé i gat wan particulia impotance blong ol man blong Vanuatu. Oli ting sé ol man wé oli no savé kustom bae oli no savé luk olgeta stone ia wé i gat paoa sipos no bae oli savé kasem danja. Oli askem yumi blong putum ol stone ia long wan ples wé i close mo talem olgeta visita se oli tabu. »

Se berçant à mi-voix des sonorités du Bichlamar, elle savoura l’intense douleur que toujours chez elle suscitait l’opacité des choses. Les nuits d’enfance passées à tenter de concevoir l’infini ! Elle imaginait le mur lointain du ciel, grimpait ce mur pour regarder de l’autre côté. Il y aurait un pré peut-être. Mais après le pré ? Un autre mur ? Mais après le mur ? Le vide ? Mais après le vide ?

« Enfant, disait son père déposant sur son front en feu une coulée d’eau fraîche, cela ne peut se voir, tu ne dois pas essayer. » Il tentait pourtant de l’apaiser avec des histoires de boîtes de fromage à tartiner où une vache portait à l’oreille une autre boîte portant une vache qui à son tour... et cætera, et cætera.

Il l’abandonnait un peu plus tard devant la haute glace accordant au couloir une illusoire ampleur. Munie du petit miroir qu’en humble Sisyphe il accrochait chaque matin à l’espagnolette de la cuisine pour s’acquitter de son éternel rasage, la petite fille basculait alors dans l’infinité des reflets, se noyait dans son désir farouche d’atteindre le plus lointain d’entre eux, une tête d’épingle là-bas tout au fond et, prise de vertige, se cassait immanquablement la figure. Sa chute haletante la rendait aux limites, un instant rassurantes, des murs.

Fuyant la migraine, elle interrompit sa lecture. Si elle aiguisait sa curiosité, la prudence du propos la faisait aussi sourire : « ... pour les gens... ils estiment... ils nous ont demandé... » -. Joueuse, elle n’en guetta que plus impatiemment la sortie de l’opulente visiteuse dont la bouche transpira au passage un sourire poli totalement dépourvu du moindre élan mystique. Les objets apparemment se désintéressaient de leur cible.

Elle souleva la natte qui tenait lieu de porte, envahit l’espace étouffant du fragile refuge : il lui sembla vide, nu. Elle négligea sa déception à la vue d’un grand cercueil de verre où six petites pierres consciencieusement alignées, étiquetées, la renvoyaient dans leur pauvreté à la force de la magie qui savaient ailleurs les animer. Ou à la toujours déconcertante naïveté de ceux qui leur prêtaient une incommensurable puissance. Mais Jeanne se défiait des jugements tout autant que des visions d’Épinal. Elle en voulut confusément à son ignorance qui, une fois encore, n’allait pas lui permettre de comprendre, la laisserait sur le seuil, tout juste capable de deviner l’étendue de la séparation. Sans en souffrir toutefois : elle se gardait bien de pousser jusqu’à ces extrémités son désir de rencontre.

Cinq pierres étaient dévolues à la magie à cochons, une seule à la pluie. Son regard s’attarda sur l’une d’elle, traversée de veines bleues. Puis sur une autre habitée de sang. Défiant la pesanteur de l’air, elle prolongea volontairement sa contemplation avant de glisser vers la droite où, vertical, un second cercueil de verre se dressait. Elle en reçut les trois pierres en plein ventre, comme chaque fois lorsque le hasard insufflait à la vie une cohérence inattendue, mais ne fixa d’abord son attention que sur la plus petite, posée légèrement devant les deux autres.

Avant de s’aventurer dans les recoins de l’exposition proposée pour quelques jours encore par le musée territorial, elle avait fait escale dans une galerie outrageusement vitrée du centre-ville. Flânant sans passion devant les toiles de peintres contemporains, certes plutôt habiles mais ne suscitant chez elle nul éblouissement, elle s’était attardée dans un angle échappant à l’excessive transparence de la pièce, devant une table encombrée où se tenait une statuette africaine. Une simple tête, mais à double visage, bois d’automne patiné, mêmes bouches entrouvertes, même béance des regards et pourtant l’imperceptible asymétrie des fronts et de l’intensité. Elle s’était interdit de la faire tourner entre ses paumes, ainsi qu’elle en avait eu l’impulsion. Le coût de l’objet, bien que relativement modeste en comparaison des tableaux qui emplissaient les lieux avec ostentation, dépassait largement ses possibilités. Elle en avait éprouvé un furtif regret, espérant que nul ne s’aviserait de s’emparer de ces figures l’une à l’autre nouées qu’elle répugnait à imaginer en d’autres mains que les siennes. Elle les avait donc vouées à l’abandon et, rassurée, s’en était allée.

La petite pierre du musée elle aussi était janiforme : deux faces, deux variations de la même âme écrites dos à dos. La fascination qu’exerçait sur Jeanne la gémellité finissait par l’agacer. Même l’astrologie s’en était mêlée, la poussant à naître sous un signe double, tandis que mourrait le printemps, l’été poussant sa corne dans la violente légèreté de la vie renaissante. Rien de bien original en somme, mais l’effet sur elle d’une dualité, quelle qu’en soit l’expression, était inévitable.

Deux fois deux quatre, je croise beaucoup de monde aujourd’hui se murmura-t-elle en chantonnant. Relisant l’étiquette, elle chercha dans son sac un coin de papier et un crayon, écrivit :

Pierre sculptée janiforme / Pentecôte sud / Pierre
/ Bâle, museum fur Völkerkunde / Coll. 1912

Elle moqua cette prise de notes machinale, manie de bonne élève trop appliquée que vingt ans d’amours et quelques nuits d’infinie désespérance n’avaient su réduire. Puis elle osa lever les yeux vers la deuxième pierre, plus grande. Le haut du front donnait l’illusion, grâce à un fil de pierre habilement sculpté, d’être couvert d’un voile parfaitement ovoïde. Sur le bas du visage s’épanouissait un sourire trop vaste qu’elle délaissa pour la troisième tête, plus grande encore, encore plus reculée que la précédente vers le fond de la vitrine et de ce fait plus envahie d’ombre. Celle-là ne souriait pas, se dressait seulement, son regard occupé depuis toujours à se projeter au-delà d’elle. Tenant pour décidément trop facile l’image du couple parental et de l’enfant double, elle s’égara dans l’histoire de Boucle d’or... « Le grand lit pour papa ours, le lit moyen pour maman ours, et le tout petit lit pour bébé ours. Pour bébé ours et sa blonde amie... »
La variation d’un reflet dans la vitre l’arracha à sa frivole dérive. Elle se retourna brusquement. La natte avait dû bouger. Le vent sans doute. Un léger souffle. Rien.

Jeanne reste encore, s’attarde, ses yeux filent d’une boîte à l’autre, d’une étiquette à l’autre, s’accroche sans savoir pourquoi à la trivialité apprise du mot cochon : pierre à magie, pierre à cochon. Sous la suffocante prunelle des dieux, les hommes dansent autour de l’animal effaré. L’arme du ciel entre leurs doigts écorche la vie qui tremble. Demain la gloire en retour pour le plus audacieux. Sanglante parure, son cou s’affirmera lourd des longues dents enroulées de la bête.

Jeanne frissonne. Elle en appelle à la délivrance non moins apprise du mot pluie : pierre à magie, pierre à pluie, pierre à verse. C’est elle qui dit à verse, le répète, se glisse dans ce déluge qui sur les bords de Loire la tient nez collé contre la fenêtre, à regarder les petits bonshommes insaisissables que chaque goutte exprime à l’instant de s’abolir sur le goudron du quai.

Puis elle quitte la case à reculons. Ne pas en perdre une miette. C’est la bonne élève sans répit qui parle, celle qui pille l’école comme on survit, prend tout, garde tout, à vif, boulimique, assoiffée de comprendre, de retenir. « Retiens bien tes leçons, Jeanne, retiens. »

Hors de la case, le carillon annonçant la fermeture la surprend. La jeune femme kanak, irréelle dans son uniforme bleu foncé, signifie en souriant que... « On va fermer, vous pourrez revenir demain matin si vous voulez ». Elle a dû rester un moment là-dedans. Elle se le dit. Et qu’il fait moite. Qu’elle n’ait pas faite pour cette saison poisseuse, où le corps cherche ses frontières. Un froid claquant, une eau vive l’assurent, le corps, qu’il a des bords et des rebords, des rebonds et des creux, une peau qui là finit et peut se frotter avec jubilation au monde qui là commence. Alors qu’une chaleur saturée d’eau comme un noyé rend flous ses contours. Il avance, le corps, sans plus savoir en quel point il entre en contact avec. Le dehors le pénètre sans qu’il puisse s’en défendre. D’aucune manière.

Jeanne secoue l’ombre qui l’envahit devant les grilles de fer forgé du musée. La blancheur du jour loin de finir l’éblouit, puis l’enveloppe de son voile inhumain. Elle a soif. Soif et faim. Elle rêve quelques minutes encore en s’éloignant aux pierres debouts dans la case. De sa terre des antipodes lui revient cette légende où certaines nuits les grands mégalithes vont boire le souffle des rivières. Masques colorés d’Ambrym, bruyères à Carnac, yeux de nacre des statues de Malakula, d’un monde à l’autre elle rêve, marche. Comme on marche enfant sur le rebord des trottoirs, sans poser le pied sur la jointure, en se vouant aux pires catastrophes si on atteint l’angle avant que la voiture rouge là-bas ait tourné dans la Grand-rue. Ralenti, son pas, ralenti encore, suspendu, en équilibre au-dessus du dernier intervalle. On ne sait jamais, mieux vaut respecter l’esprit des ancêtres même si ce ne sont pas les miens. Et puis - elle se l’avoue aujourd’hui puisqu’elle est grande-, si par hasard quelque chose arrivait. Si quelque chose enfin arrive.

Parvenue place des Cocotiers, l’attente l’a reprise, inondant son ventre que la contemplation des pierres un temps avait presque apaisé. Il viendrait peut-être ce soir, ou elle le rencontrerait en traînant par hasard dans un bar, une rue, sur une plage. Elle se moque d’elle une fois de plus, se moque douloureusement de cette folie dont elle ne sait se défaire : aimer, désirer, aimer à mourir.
L’aube ne va pas tarder lorsqu’elle se réveille. Ni en sueur, ce qui l’étonne, ni fatiguée, ce qui n’étonne guère l’insomniaque chronique qu’elle a pris le parti d’être. Dans la dernière image de sa nuit brève, la pierre du milieu ne sourit plus, elle pleure, muette, et ses larmes sous le fil minéral sont des petits cochons bleus et rouges. Elle ne lit rien de particulier dans ce songe ridicule, s’obstine quelques temps à se rendormir puis, obsédée par une idiote comptine, décide de se faire un thé.

C’est là, devant sa tasse de thé où nageait encore un sachet crevé dont la poussière de feuilles brunes s’était échappée, que je l’ai retrouvée. Elle souriait, et je n’ai pu vous raconter ce qui précède qu’à cause de tout ce que je sais d’elle comme de moi-même et de la dizaine de pages griffonnées sur lequel son front s’appuyait délicatement, laissant une droite, fine et sanglante, traverser ses derniers mots, insensés :

« Trois petits cochons pendus au plafond... »

J’aurais pu - dû peut-être ? - vous remettre ces pages. Elle ne l’a pas voulu et je les ai brûlées afin d’éviter la tentation de m’en servir comme preuve de mes affirmations. Elles m’étaient adressées et Jeanne avait pris la précaution de préciser l’usage que je devais en faire « au cas où ». C’était une manie chez elle, de prévoir le cas où. Cette constante prévision du drame dans sa vie avait d’ailleurs contribué, entre autres détails, à m’éloigner d’elle après, je le concède, ces quelques mois de grâce qui ont suivi notre première rencontre.

Je sais, vous faites votre devoir, et mon témoignage a tout lieu de vous sembler suspect. Pourquoi ai-je attendu ces longs jours avant de donner l’alerte ? Pourquoi ai-je été fidèle à la supplique d’une femme dont après tout je n’étais devenue qu’une relation parmi d’autres ? Cela non plus je ne puis vous l’expliquer. Ce temps dont vous parlez m’a évidemment échappé, voilà tout. Et ce que vous venez de lire, je n’ai pu l’écrire que sous la dictée en quelque sorte. De cela je ne veux, ne peux me permettre de douter puisque l’état d’hébétude où l’on a trouvé ma personne - c’est écrit dans le rapport médical - s’accompagnait d’une amnésie partielle que le médecin a attribuée sans hésiter à un état de choc.

De toute façon vous devez me relâcher, ce fait également est certain puisque, le second rapport médical lui aussi l’atteste, Jeanne est morte de mort naturelle. Qu’ils aient été incapables de déterminer l’origine de l’hémorragie cérébrale qui l’a emportée n’y change rien. De mort NATURELLE.

Laissez-moi maintenant messieurs, ma fatigue est grande. Écrivez seulement, avant que je parte, ces derniers mots qui reviennent sans que je puisse les inscrire dans la moindre phrase, et qui proviennent peut-être également des feuillets brûlés. Il y a « ignorance » c’est certain, et « belle »... à moins que ce ne soit « douce ». « Vide » aussi. Mais j’oublie déjà. Appelez un taxi voulez-vous, j’habite vallée des Colons, une minuscule maison coloniale assez délabrée que ma grand-mère m’a laissée avec un indicible fatras de vieilleries. J’aspire à sa fraîcheur.

Marie

L’insomnie depuis deux heures. J’ai relu le récit dont les inspecteurs de police m’ont donné un double. L’original, que j’ai signé la mort dans l’âme sans bien savoir à quoi attribuer cette sensation, vit désormais sa vie d’archives dans une chemise d’un méchant violet que traverse le mot « CLASSÉE » écrit en majuscules par un tampon usé. L’encre a débordé un peu. Je l’ai lu, et relu. Difficile d’accorder aujourd’hui le moindre poids de réalité à cette histoire dont après coup certains éléments me semblent relever de la plus haute fantaisie. J’aurais imaginé jusqu’aux pensées de Jeanne ?! Allons, tout cela ne tient pas debout ! C’est mon écriture pourtant, et le procès-verbal est formel : j’ai écrit dans les locaux du commissariat, il y a quatre jours, durant l’heure qui a suivi mon interpellation. Ils m’ont trouvée dans le petit studio où le cadavre de Jeanne commençait à se décomposer, sans perdre ce sourire que je ne puis oublier. Un sourire que je ne lui connaissais pas.

Pire, plus je lis ce texte, plus il se fait étranger. À cette pensée le premier pincement de l’angoisse aura été tout à l’heure presque un soulagement. C’est folie de l’avoir écoutée, d’avoir brûlé les feuillets teints par le thé renversé, feuillets dont la perte cette nuit m’apparaît dans toute l’évidence de l’irréparable. Bien plus au fond que la disparition de Jeanne. Il y avait chez elle une ambiguïté, voire une duplicité, qui ont toujours provoqué chez moi une défiance quasi-viscérale. La sagesse de sa silhouette, de ses gestes, un frémissement suffisait à en dévoiler la minceur de papier à cigarette, prête à se déchirer brusquement sous les coups de boutoir d’une sensualité frisant le désordre de la folie. Et cette volubilité épuisante, cette obstination à comprendre ce qui ne doit pas l’être ! Je n’apprécie guère l’excès, ni cet acharnement à briser le sceau de secrets dont nous ne saurions pourtant nous passer. Contrairement à tout ce qui s’est raconté autour de nous, je ne l’aimais guère en fait, et c’est un comble qu’elle vienne désormais perturber un sommeil qui ne m’a jamais jusqu’alors fait défaut.

Le médecin m’a prescrit un somnifère. Rien n’y fait. Les pages brûlées de ce que je nomme par défaut "Le manuscrit de Jeanne" me hantent. Je reste des heures à épier sous mes paupières l’apparition d’un mot, d’une phrase, que ma mémoire aurait retenus.

J’ai consulté un ami qui s’adonne à l’occasion à l’hypnose. À mon réveil, il m’a affirmé que j’avais parlé de la maison, de ma grand-mère, cité la liste des élèves de ma classe, celle de la petite école de Païta envers laquelle, m’a-t-il précisé, j’éprouverais un attachement particulier. J’ai eu l’impression qu’il me cachait quelque chose. J’ignore quoi. Il n’a pas souhaité que nous renouvelions l’expérience.

Hier, il pleuvait. D’épaisses trombes, à la fulgurance répétée, qu’entrecoupent des trêves caniculaires. J’ai pris le chemin du musée. Je ne l’avais pas revu depuis cette sortie de fin d’année dont un professeur de français métropolitain s’était à l’époque, bien à tort à mon sens, vanté d’être l’artisan. Le souvenir d’un ennui profond m’est revenu devant les grilles. Mais il a changé, je vous l’accorde, comme ce pays d’ailleurs hors duquel je ne me conçois pas. L’actuel conservateur m’a ouvert sa porte sans hésiter. La séance d’hypnose m’aura donné cette idée au moins : nous avons grandi lui et moi dans la même cour d’école, et s’il n’était pas considéré comme correct de jouer ensemble, nous avons l’un et l’autre, contrairement à Jeanne, arpenté les mêmes chemins, couru sous la même pluie, contemplé la même lumière, tremblé à des ombres pareilles.

Il m’a appris que les pierres dont je parle dans le rapport de police prennent le bateau la nuit prochaine, avec l’ensemble de l’exposition qui sera présentée dans deux mois à Paris, avant Bâle. Il a précisé que les dockers ont accepté de travailler en dépassant exceptionnellement leurs horaires habituels, et avec l’aide de quelques Ni-vanuatu. Une affaire de respect, de coutume ou je ne sais quoi. Je l’ai remercié, mais lorsqu’il m’a demandé de rédiger quelques notes sur les événements récents - ce que je viens de faire - j’ai compris qu’il avait dû trouver mes explications embrouillées. Ou que son lien passager avec Jeanne, entichée d’arts mélanésiens comme elle s’entichait de tout et de rien, n’hésitant pas à séduire le messager dans l’espoir infantile de lui soutirer je ne sais quel Sésame, l’avait atteint plus que je n’aurais aimé.

Ce soir, le ciel est particulièrement transparent, lavé. Je prendrais un thé sur les coups de huit heures, en compagnie de la statue africaine acquise il y a quelques jours. Elle a tout de suite trouvé sa place dans le bric-à-brac de la maison que je ne me résous pas à ordonner, entre le vieux poste T.S.F. et l’osier du moïse qui nous a tous portés, muets l’un et l’autre après avoir bercé de leurs lointaines paroles d’Évangile nos oreilles et nos corps inachevés.
Au moment de l’acheter, le souvenir brutal d’une rencontre avec Jeanne m’est revenu. Je l’avais surprise bibliothèque Bernheim, un livre consacré à Jérusalem ouvert sur ses genoux. Elle a relevé la tête pour me poser abruptement cette question : « Connais-tu Venise ? » J’ai dû prendre un air parfaitement idiot dont elle a ri. Puis elle m’a fait part de son projet. Une pièce de théâtre je crois. Une histoire d’eau et de sable, de reflets et de murs qui n’auraient pas été au même endroit pour chaque personnage, de villes superposées, détruites ou condamnées à l’être. C’est pour cela qu’elle lisait tout ce qu’elle dénichait sur Jérusalem, Venise et une obscure cité de province dont je veux oublier jusqu’au nom. Ces coq-à-l’âne de son esprit me décontenançaient. J’ignore pourquoi, mais l’impossibilité de percevoir d’un seul coup d’œil les deux faces d’une statue qui me fait penser à celle dont il semble bien qu’elle ait parlé, m’aide à les apprivoiser.

J’ai renversé la théière mais les feuilles ne m’ont rien révélé que je ne sache déjà. Si le sommeil continue de me fuir, j’irais flâner vers les quais. Je regrette au fond d’avoir manqué l’exposition qui part cette nuit vers l’Europe, comme je regrette pour Jeanne et moi. J’aurais dû tenter au moins de la comprendre, comme j’aurais aimé voir ces pierres qui l’ont fascinée. Mais je l’ai abandonnée à ses peurs, à ses sempiternelles interrogations que je jugeais dépourvues d’utilité, allant même jusqu’à douter de la rocambolesque histoire - que ma mère seule aurait pu attester ou des analyses à laquelle j’ai refusé de me soumettre - de ce père partagé dont l’ombre continuerait de bien peu m’encombrer sans son obstination à me parler de lui.

Il a fallu se satisfaire de quelques photographies récentes sur le Vanuatu, clichés qui rejoindront l’ensemble présenté à Paris par avion, et que Samuel a bien voulu me montrer. L’une d’elle apaise depuis trois jours la migraine qui me saisit chaque fois que les feuillets brûlés imposent leur absence à ma mémoire malade : sous la racine géante d’un banian, cinq hommes accroupis, vêtus d’un simple pagne, me regardent. La terre est très noire, l’arbre s’ouvre en grotte, le feuillage de ses multiples troncs échappe au cadre et se devine géant. La légende est élémentaire : " Nakamal (bar à kava) ". Rien sur le lieu exact, ni sur le jus au goût terreux de cette plante psychotrope longtemps réservé en Mélanésie à des usages rituels, ni sur ces hommes enfin dont la présence ne nous permet pas de voir avec exactitude ce qui est, à l’intérieur du tronc, sous la racine. J’ai peine à croire qu’ils sont mes contemporains et prient le même dieu que moi en rêvant de Jérusalem qui, pour eux dit-on, n’existe que dans Le Livre.

La solitude, l’immobilité me pèsent. Et pour la première fois, j’aspire à la mort de l’été. Nouméa me semble étroite, lourde, engloutie elle aussi, engluée dans notre amnésie. Ses relents sont de Babylone. Arrogance et misère, corps fracassés chaque week-end contre les tôles imbibées du malheur, Vierges et Jésus à la peau d’or ou d’ambre, aux cheveux lisses ou crépus, violentés par de vieux Sardanapale désespérément assoiffés de chair douce, époux aux bras cloutés d’insultes : tout cela et pire encore suinte sous les oripeaux de l’abondance. Plus un quartier sans lanterne rouge où hommes et femmes s’assoient dans l’obscurité de leur fausse innocence gagnée en buvant du feu, en fumant du vent ou en ingurgitant des litres de ce kava devenu boisson profane d’un monde séparé de lui-même.

Demain, je retournerai voir Samuel pour lui porter ces quelques notes. Et pour lui dire quel était mon lien réel avec Jeanne, lien que, trop violemment peut-être, j’ai voulu de bien peu d’importance. Nous avons perdu déjà beaucoup trop de temps.

Samuel

Lorsque le commissariat le tira du lit, Samuel venait juste de se rendormir après une brusque insomnie. La visite de Marie l’avait tout à la fois surpris et inquiété. Dix années d’études en Métropole ne l’avaient pas entièrement convaincu et cette histoire de pierres remuait en lui un vieux fond de certitudes dont il se gardait bien, ces dernières années, de risquer l’énonciation. Des milliers de mots avaient beau circuler à travers la planète à grand renfort de satellites, de tubes cathodiques et d’internautes constitués en tribu dont les us et coutumes n’en finissaient pas de susciter les savants ouvrages de sociologues avertis, il ne commettait pas l’erreur de les confondre avec la Parole, celle dont les hommes de la terre savent depuis l’aube des temps qu’elle est, vêtue de secret, le souffle si doux de la vie dans l’oreille nue du nouveau-né. Des hommes qui n’ont point attendu pour connaître et se transmettre cela que sept langues de feu descendent du ciel.

Ses oncles à lui, ses maternels, étaient à sa naissance venus depuis l’autre bord du pays. De ce voyage, il détenait le récit. Celui de leur haleine chaude dans les creux de sa tête. De l’errance de toute chair définitivement arrimée aux murmures et à la force des lignées. Des remerciements aux clans du père pour le sang, pour la terre donnés. Et des voix menaçantes envers qui s’aviserait de ne pas prendre soin du souffle confié.

Mais il ne comprenait pas par quels chemins Marie, si étrangère en apparence à une lecture du monde longtemps jugé par elle et les siens sans fondement, pouvait avoir perçu, avec une telle acuité, ce qui certaines fois était en jeu dans le mouvement obscur des nœuds et des liens, des êtres et des choses ?

Samuel s’habilla rapidement et fut sur le port en moins de dix minutes. La description au téléphone lui avait paru exagérée. La réalité la dépassait encore. Une prodigieuse déflagration avait déchiqueté la caisse et des éclisses géantes s’étaient plantées tout autour dans des conteneurs de riz en attente d’embarquement et jusque dans la coque d’un remorqueur à quai. S’y ajoutaient des milliers d’éclats de vitrine que la lune haute faisait miroiter comme des verroteries de négriers. On lui demanda de vérifier les autres caisses et d’identifier le contenu de celle qui avait été éventrée. Elle portait le numéro six et avait abrité neuf "pierres à magie", dont trois pièces d’une valeur ethnologique certaine, précisa-t-il.

C’est en s’approchant de l’entrepôt où un souffle de vent l’enveloppa que Samuel découvrit le corps de Marie. Tête basculée en arrière, un mince filet rouge sombre coulait de sa bouche jusqu’à son front qu’il traversait. Il reçut son sourire comme un coup de poing en pleine poitrine. Il comprit en cet instant combien sa joie avait été grande de la revoir. Son désarroi l’avait bouleversé et il se maudit de n’avoir pas su la retenir.

Le lendemain, l’inspecteur lui fit part de l’évolution de l’enquête. Aucune trace des pierres-statues, mais des fouilles systématiques étaient organisées sur les navires en partance et dans les avions. On avait également saisi au domicile de la jeune femme une dizaine de pages soigneusement enfermées dans une enveloppe qui lui était adressée. Il comprendrait bien entendu que le secret de cette correspondance fut en de telles circonstances secondaire, et qu’on l’eut donc ouverte. Le juge, il est vrai, avait paru ne pas y comprendre grand chose, mais il souhaitait éclaircir la relation entre Marie et Samuel, ainsi que leur lien avec une certaine Jeanne dont il avait demandé qu’on rouvre le dossier. Enfin il verrait bien, le juge le voulait justement dans la journée à son bureau. D’ici là, le rapport d’autopsie serait peut-être établi. On l’informerait du moindre fait nouveau, cela allait de soi.

Contrairement aux apparences, Marie n’avait pas été assassinée. Le médecin légiste était formel : elle avait succombé à une hémorragie cérébrale dont l’origine était certes indéterminée, mais dont le caractère naturel s’avérait incontestable. Le sang sur son visage provenait d’une banale blessure provoquée par un éclat de verre planté par l’explosion dans sa lèvre inférieure. Le rapport ne disait rien de son sourire. Tout au plus le juge s’était-il risqué, au vu du lien originel somme toute étroit entre les deux jeunes femmes, à constater des coïncidences avec le décès de Jeanne. En dépit de la proximité des deux événements dans le temps et dans l’espace, il n’y avait aucune raison cependant d’établir le moindre lien de causalité entre la mort de Marie et la disparition des pierres. Que certains éléments troublants aient existé ne faisait aucun doute, mais ils s’avéraient trop épars et l’idée de les associer trop fantaisiste pour qu’un esprit cartésien, ce qu’il était fier d’être, puisse leur accorder un intérêt autre que de simple curiosité.

Samuel traita l’affaire du vol avec les assurances qui, sur leur échelle des prix, n’évaluaient pas le préjudice à des sommes exorbitantes, donc ne lui causèrent qu’un minimum de dérangement. Il multipliât plusieurs semaines durant les contacts avec ses homologues de Paris et Bâle jusqu’à ce que l’exposition débute au Trocadéro avec seulement trois jours de retard.

Lui qui s’était initialement réjoui d’assister à son vernissage se décommanda en dernière minute. La saison chaude s’éternisait, il se sentait las, incapable de soutenir le moindre début de conversation avec les spécialistes et les journalistes occidentaux qui n’avaient pas manqué de le solliciter pour des colloques, des entretiens et autres fariboles. Son état se dégrada quelques semaines encore, le terrassant sous des accès de folles migraines et le médecin lui conseilla de prendre des vacances. Il suivit la Houaïlou jusque chez les siens et s’y entretint longuement avec un vieux que j’ai vainement tenté d’interroger sur cette visite.

Je pars demain pour Bâle, où l’exposition vient de s’ouvrir pour la dernière fois, avec en vedette deux, parmi les plus importantes, des neuf pierres dérobées à Nouméa en des circonstances qu’il faudra bien un jour éclaircir et réapparues par des chemins tout aussi peu explicites.
Puis, si rien n’arrive, je reviendrais ici, sur cette terre qui m’a vu naître. Peut-être oserais-je ensuite emprunter les sentiers de Pentecôte. C’est là, je le sais, que Samuel pour quelques temps s’est retiré. La dernière photographie qu’il m’a fait parvenir le montre élégamment habillé, à l’occidentale comme d’habitude, mais le front ceint d’une couronne de feuillage dont étrangement on n’imagine pas un instant l’absence. Il se dresse souriant au milieu d’hommes qui regardent droit devant eux à l’abri d’une racine géante abritant une forme que je ne parviens pas à identifier. Au dos, il a simplement écrit un minuscule poème attribué à une certaine Jeanne-Marie L. La coïncidence des prénoms avec ceux des deux jeunes mortes l’aura séduit. Mais il devait pleuvoir. Un de ces brusques déluges équatoriaux qui ne laissent aucune parcelle de vie à sec. Les derniers mots sont effacés. Je puis simplement déchiffrer ceci :

« L’eau a bu

la terre

tout est opaque

j’entre dans l’ignorance

la trouve douce

à l’écart du ciel

le vide.......... »

Partageant sa vie depuis l’enfance, je ne lui connais pourtant aucun intérêt pour la poésie.

Nédivin, Houaïlou - Nouvelle-Calédonie`

© Anne Bihan

11 janvier 2005
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