Antoine Brea | Méduses

J’ai, à ce jour, 193 amis Facebook et 888 amis MySpace, ce qui fait un total de 1081 images auxquelles je parle durant la nuit. Je ne connais pas le visage de la plupart de ces amis, mais que m’importe. Il me sont aussi chers que ceux avec lesquels j’ai partagé mon enfance, car le mystère de chacun d’eux me renvoie à l’écriture. Avec Antoine Brea, le premier contact a rapidement évolué vers un lien fort, porté par la découverte de son texte « Méduses » dont il dit :

Méduses n’est pas un roman, je n’ai pas écrit de roman, Méduses est une descente. S’il faut définir, c’est ça que je dirais. Une descente dans l’intérieur du coeur.

Les filaments électriques qui s’échappent de nos ordinateurs ne sont pas seulement manière commune de fantasmer, mais étirement du corps, matière de l’écriture.

J’ai pris beaucoup de notes et corné presque toutes les pages de Méduses. Mais si j’avais à définir la majeure de cette lecture, je dirais qu’il s’agit d’un réveil d’entre les morts. On y voit l’enfance à genoux, couverte de blessures, les mains tendues, les larmes aux yeux, la chevelure dressée dans un feu d’enfer. On y rencontre une voix - cri et murmure mêlés - dévastée par le manque d’elle-même, exaltée par la défaite de l’amour. Une parole vertigineuse se déploie, mais elle n’est jamais dupe de son vertige comme la victime ne se laisse jamais séduire par son bourreau. Tout juste peut-elle se tordre pour faire saigner sa plaie. Écriture comme fenêtre ouverte sur la blessure profonde. Certains textes sont des « griffures sur le papier ».

Les soldats stoppent, on ne comprend pas ce qu’ils attendent mais ils s’obstinent. Ils s’esclaffent la gorge, se raclent le sang, ils se secouent la suprématie au vu de ce garçon minuscule esseulé sur la route étourdie de leurs traces. Le petit garçon danse d’un pied sur l’autre, ébloui par le bleu du froid, il ne sent pas tout à fait l’intérêt dont il est le siège, il ne sait que la neige qui lui crevasse les bras et l’oblige à reprendre ses mains par terre tombées. […] La mort sans dire un mot m’a enlacé, on s’est soulevés de terre, et la chasse est ouverte. […] J’ai repeint les murs avec le sang de ma bouche et la mort a trouvé joli, mais sans plus. Quand on a eu fini, la mort remplie a continué de m’embrasser, me toucher, de m’entretenir l’état de choc.

Peut-on quitter la maison dévastée de l’enfance ? Je me souviens qu’après avoir réchappé d’une grave amputation, j’ai pleuré durant des jours la perte du corps qui m’avait été donné à la naissance par ma mère. Écrire ne restaure rien, mais fait coulisser la douleur le long du câble, soit vers l’arrière, en profondeur, vers les regrets, les rancunes, soit vers l’avant, en direction du tribunal des lecteurs. Certains esprits, certaines bêtes, dérivent à l’intérieur des murs de leur prison. Il n’y a peur eux ni dehors ni dedans, seulement l’exil de leur enfermement.

La parole s’abandonne alors à ce qu’elle trouve, les figures du père, de la mère et de la férocité :

Je la pressais, j’usais de tous les moyens, de la contrainte ; je la faisais chanter, transpirer, lui passais la main dans les cuisses jusqu’à ce qu’elle se décidât enfin à s’occuper de moi d’une manière ou d’une autre. On se débrouillait comme on pouvait, on cherchait des expédients : normalement elle cédait et je finissais par réussir à la violer debout dans la cabine de douche. Une fois que j’avais terminé, elle m’arrosait d’un jet précis du pommeau et le sang courait s’évanouissait dans le trou d’évacuation.

Parler produit un mouvement rapide, violent, des bras ; les mains battent l’air et on ne parvient pas à voir si c’est pour se débarrasser de la peau brûlée qui se détache par lambeaux longs comme la jambe… ou si ce ne sont que des réflexes, court-circuits nerveux jaillis d’un corps sans voix. Méduses... Chaque figure croisée dans le texte relance la machine à dévorer vivant. Il se peut cependant que toutes les épingles du mauvais sort dont nos corps sont truffés finissent par fleurir dans les mots…

La poésie, ça attendrait un petit peu. La voiture roulait, le compteur tournait, je transpirais du corps. Mon corps suant se tortillait sur son séant, j’avais du mal à contrôler. Mon corps se démenait comme une petite brute accablée de stupeur et de fatigue, dont je devais maintenir les bras pour qu’elle se tînt tranquille. Le stalker me scrutait de travers dans son rétroviseur. La voiture n’était pas climatisée, et je l’abominais de m’observer ainsi gesticulant sur le cuir feint des sièges arrière. J’avais envie de lui crier de ne pas me regarder, que tout était sa faute. J’avais envie de lui dire de faire gaffe, qu’à tout moment je pouvais me jeter sur lui.


Antoine Brea, Méduses, Le Quartanier 2007.
Né en 1975 en banlieue parisienne, où il habite, Antoine Brea a fait paraître Fauv (Hach 2001) et Papillon (Hache 2000). Il collabore à La mer gelée, revue de création et de critique.
Blog d’A. Brea

11 avril 2008
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