Catherine Henri, tome 2 : Oubliez la prof !
Catherine Henri publiant ses chroniques dans Le Monde de l’Education, le mensuel m’a demandé de rendre compte de cette suite à De Marivaux et du loft. Mais en 3000 signes seulement, d’où le fait que j’accompagne ici de la version intégrale de ce que je souhaitais dire sur ce livre, à tous points de vue important. Et un régal à lire.
Voir aussi site POL.
Oubliez la prof
« Pourquoi il n’y a pas d’histoire », demande un des protagonistes à la fin de la dernière chronique ? C’est la dureté de tout cela, sous le fil des jours évoqués, qui reste de ce livre tout entier basé sur des sensations. On vous fait la grâce des raisonnements, des conclusions. Ce qu’il y a entre, c’est les visages, et pour chaque chronique une situation. Plutôt le mot chronique, qui renvoie au premier état de ces pages dans le Monde de l’Éducation, qu’à celui de chapitres, ou feuilles, comme dit Catherine Henri, puisque c’est le temps qu’on effeuille, comme souffler le quotidien pour ne laisser que ce qui tient et demeure : un visage, une situation, et la dureté que cela peut prendre.
Je n’aime pas le titre, Un professeur sentimental, parce qu’on n’en a pas besoin. Il ne s’agit pas d’enseignement, il ne s’agit pas d’élèves et de lycée. Le mystère, ou l’évidence, c’est que chacune de ces micro-situations, convoquant pourtant un élève et un heurt, un cahot, une friction, témoignent de bien plus large. Témoignent du monde dans sa bascule la plus fragile, ce qu’on transmet aux gosses et comment ils le prennent. On pense à ces dix-sept sphères disséminées de Borges, où dedans se voit la totalité du monde, en miniature. Ici, l’exil, le chômage, la sexualité réifiée ou dévoyée, la télévision normalisante, bref tout ce qui nous barbe parce qu’on voudrait tellement que la littérature soit autre chose, c’est le bruit de fond du monde et de la ville tout autour, ses images, ses cassures. On le sait bien, rien de ce qui traverse l’enseignement n’échappe à ces lois du dehors, dont nous ne choisissons pas les momifications, les abandons, la violence sale (ainsi, l’accusation fausse de pédophilie faite au prof de gym et l’absurde de ce qui s’ensuit). Ce qui fait qu’on reste quelques secondes en arrêt, au terme de chacune des chroniques de Catherine Henri, c’est qu’on est renvoyé directement loin du lycée, mais avec charge en nous d’un regard, d’une enfance. Et ce lest, qu’elle nous l’a armé d’un coin de littérature. Comme dans son De Marivaux et du loft (POL, 2002), ce n’est pas la littérature (ou de l’enseigner), dont on examine la validité, quand jamais l’écart ou la difficulté n’ont été si forts, mais par le biais de ce visage, ce cahot, on a pu énoncer que la nudité d’Hermione chez Mesguich, le mot entreprise chez Jean-Jacques Rousseau, les fantasmes sexuels de Flaubert ont encore prise sur ce qui nous rebute du monde, et qu’on subit même dans ce qui devrait être le meilleur, la transmission.
Dureté sans cadeau. Catherine Henri appelle cela apparition de réel. La conférence obligée sur le sida et les capotes, les parents qu’on reçoit pour le redoublement, les questionnaires où le gamin de quinze ans doit inscrire lui-même à quelle profession il se condamne, ou la prof qui part en retraite : aucun de nous n’échappe à l’histoire enfermée dans son coin de chronique, parce qu’on en porte évidemment l’équivalent en nous, dans les souvenirs, dans le quotidien, ou celui de nos gosses. Et que la littérature, quand on la défend, quand on la désire ou qu’on l’aime (parce qu’elle parle avec ce vocabulaire simple, Catherine Henri), reste malgré tout ce retournement des mots sur le monde. Nathalie Sarraute aurait apprécié la charge contre, par exemple, ce qu’il y a de renoncement à l’emploi de instit ou de prof, ou, comme elle dit, le gnan gnan qu’on entend dans enseignant. Et ce n’est pas croyable comme on rêve dans ce livre, à travers le regard des gosses (ou le sourire de Karen), ou cette poussière précieuse de réel qu’on reçoit de tous ces écorchés... En témoignant de combien est inconfortable le statut même de celle qui pratique au quotidien cette continuité de l’héritage, pour quelques têtes ébouriffées de 1ère ES dont le présent en est si éloigné, c’est bien cette séparation, telle qu’on finit par l’admettre pour soi-même, des livres et du monde, qui devient aussi joyeusement à réinventer que l’usage des ascenseurs pour les gosses en fauteuil dans un lycée des bords de grande ville, ou l’amour à deux balles de l’idylle qui naît dans un oral de BTS commerce...