Claudine Galea | Au bord


Depuis quelques années, je travaille à partir d’images.
L’image peut être publique : Les madones de Bentalha en 1999, Abou Ghraib en 2005.
Elle peut être privée, personnelle, intime.
Il y a l’image et il y a ce qui fait image.
Là où ça se rencontre, arrive la nécessité d’écrire.

On me dit souvent que la constante de mon travail, c’est le corps.
Mais penser est affaire de corps. Penser, désirer, vivre et écrire.
Là où ça fait image, ça fait corps.
Là où le corps est en jeu, ça fait penser.
Ça fait écrire.

L’image de la soldate américaine tenant en laisse un prisonnier mâle arabe est une image sans consolation.
L’amour est sans consolation. La souffrance. La beauté. L’humiliation. L’absence. La honte. La jouissance. La saloperie. La monstruosité.

Là, il y a à écrire.
C.G.


Réfléchissant sur les formes et les voix romanesques, Claudine Galea a récemment rendu compte de Anthropologie, un roman d’Eric Chauvier.

Eric a paru dans le cahier de création de la revue, été 2002.

Dernières publications :
L’amour d’une femme (Le Seuil).
Rouge Métro (Le Rouergue, collection DoAdo noir).


« Je suis cette laisse en vérité. »

Dominique Fourcade.

Je suis cette laisse en vérité.
Pendant des semaines je suis cette laisse.
Pendant des semaines, j’écris Au bord. Je commence au mois de mars. Je recommence. Trente-neuf fois j’essaie d’écrire Au bord. Trente-neuf fois je m’arrête en route. Je suis cette laisse.

Je suis au bout de cette laisse.

Je suis celle qui tient la laisse.

Je suis celle qui se tait et qui tient la laisse.

J’ai punaisé la photographie sur le mur en face de la table où j’écris. Je n’écris plus je regarde.
Celle qui tient la laisse m’appelle.
Sans me regarder elle me tient captive.
Regarde-moi.

Je suis cette femme qui regarde cette femme qui tient en laisse un corps.
Un corps nu.
(Je crois que le corps est nu)
Je suis cette femme dans la contemplation de cette femme qui tient un corps en laisse, un homme nu.
(Je crois que c’est un homme)
Je ne regarde pas l’homme. Je ne regarde pas la victime. Le mec traîné au sol.
C’est elle que je regarde. Je la regarde elle son corps lisse imberbe ses cheveux courts son treillis ses bottes. On dirait un garçon mais je sais je le sais depuis mon ventre que c’est une fille.

J’écris au bord. Je n’y arrive pas. Je reste au bord.
Je reste à côté de la fille.
Debout à côté de la fille. Je suis la fille.
À côté de la fille il y a l’homme. Je ne suis pas l’homme. Je suis debout tout contre la fille. Je m’attache à la fille. Je suis cette laisse en vérité. Je suis cette fille que la fille tient au bout de sa laisse.

Je regarde la fille et pas l’homme.
L’homme je suis incapable de le décrire.
Je me force à le regarder alors je m’aperçois qu’on ne voit même pas son corps en entier seulement le buste les bras la tête. Il a des cheveux très noirs une moustache une barbe.
L’homme ne m’intéresse pas.
C’est elle qui m’intéresse. C’est elle que je regarde. C’est elle qui m’attire. C’est elle que je veux.
Depuis mon ventre je la veux.

Regarde-moi dit-elle.
Je regarde. Je ne fais que ça la regarder.
Quand le soir vient dans l’obscurité je la regarde encore. Je la vois toujours.

La photo de la soldate américaine qui tient en laisse un prisonnier irakien dans la prison d’Abu Ghraib la photo parue dans le Washington Post le 21 mai 2004 la photo punaisée sur le mur me tient en laisse.
On est le 21 août 2005.
Ma mère mourait il y a dix-huit ans.
Le 21 août.
« Je suis cette laisse en vérité. » Je lis cette phrase de Dominique Fourcade le 21 août.
J’écris la quarantième version de Au bord à partir du 21 août.

Je voulais parler de la possibilité de la torture de la possibilité de l’horreur. J’ai lu quelque part qu’on ne pouvait pas ôter à un être humain la possibilité de torturer sans lui enlever de l’humanité.
J’ai lu beaucoup de choses.
Je reste accrochée à la photographie sur le mur. Pendue. Amarrée. Punaisée. Engluée. Scotchée.

Je dépunaise la photo du mur.
Je la vois encore.
Je me regarde regarder le mur blanc et voir la photo et regarder la fille.
21 août.
Les derniers mots de ma mère à l’hôpital, je me penchais pour l’embrasser : tu pues.

Je regarde la femme et je dis la fille. Je vois une femme et je pense que c’est une fille. Je dis fille comme je dis garçon. Dans garçon il n’y a pas fils.
Je dis fille et je pense à la fille que j’ai aimée.

Je regarde la femme sur la photographie et je vois la fille. Je vois qu’elle a un corps de fille. J’aime les corps de fille.

La femme que j’ai aimée était terriblement une fille.

Dans la fille et dans le garçon il y a l’enfant. J’aime les corps d’enfants. Dans l’enfant il y a toujours la fille il y a toujours la mère dans l’enfant et la mère dans la fille. Cette femme est tout à fait une fille. Et la laisse lui va naturellement. La laisse va aux filles. Je suis cette laisse en vérité. Vous croyez qu’on peut écrire avec des images pareilles sur des images pareilles à partir d’images pareilles ?

Je ne peux écrire qu’à partir de ces images. Je suis cette laisse en vérité.

J’ai dépunaisé l’image de la fille.
Je lui ai fait un visage dans ma tête.
À partir de son corps.
Mince et musclé.

Ma mère n’aimait pas que je fume.
Elle me disait : tu pues.
Ma mère n’aimait pas que je sorte.
Elle me disait : tu n’es pas une putain.
Elle voulait dire : tu es une putain.
Ma mère n’aimait pas que j’aime.
Elle me disait : tu n’es pas une salope.
Elle voulait dire : tu n’aimes que moi je suis celle que tu aimes.

Elle disait aussi : les hommes sont des salauds. Salaud salaud disait-elle à mon père va voir ta putain.
Elle voulait me dire : les hommes il ne faut pas compter dessus compte sur moi tu n’as que moi tu es ma fille ma petite fille ma seule fille mon enfant ma chérie mon amour je n’ai personne d’autre tu es tout pour moi je suis tout pour toi il n’y a personne d’autre que moi il n’y a pas d’autre femme que moi.

J’ai dépunaisé la photographie.
La fille je l’ai dans la tête. Je lui ai fait un visage.
Je lui ai fait un corps nu.
Déshabillée elle pourrait être dans mon lit.
Déshabillée elle est dans le lit de quelqu’un vraisemblablement d’un homme et elle crie.

Quand j’aimais la fille que j’aimais une odeur montait de nos corps.

Je voudrais mettre ma main dans son ventre. Je voudrais voir son visage se renverser et ses yeux céder.

L’image enfante d’autres images.

Ma mère m’enfantant. Si je voyais l’image je ne reconnaîtrais pas ma mère je ne me reconnaîtrais pas.
L’image est dans ma tête.
Plus l’image est visible dans ma tête moins je reconnais ma mère.
Plus j’écris moins ma mère me reconnaît.
Livre après livre je me désenfante.

La mère de la soldate. Je lui ai fait un visage je lui ai fait un corps je lui ai fait une mère. Elle dit à sa fille : je t’aime.
Les mères aiment les mères ne peuvent pas s’empêcher d’aimer les mères aiment leur progéniture les mères aiment qu’on les trahisse qu’on les piétine qu’on les immole qu’on les tue. Les mères aiment et cet amour pue.

J’ai dépunaisé l’image mais l’image est à l’intérieur de moi, gravée.
L’image enfante d’autres images.

La femme nue déshabillée mignonne dont je lèche le sexe.
Enfile son tee-shirt et son pantalon kaki et ses bottes.
Dans la prison de papa la laisse l’attend.

Elle est cette laisse en vérité.

Ma laisse m’attend dans la prison de maman.
Dans mes rêves dans ce que j’écris.
Je fais mes images avec ma laisse.
Je tire mes images de ma laisse.
Je laisse mes images me tirer.

Je laisse la fille me tirer.

Une fille qu’on aura décrite en train de balader un prisonnier mâle arabe de le tirer au bout d’une laisse après une séance de torture et avant la prochaine une fille qu’on aura immédiatement haïe condamnée rejetée il suffit de la regarder et de découvrir ses traits fins son visage rond sa nuque fragile il suffit de la regarder le regard s’accommode le regard voit ce qu’il y a à voir une fille jeune svelte une fille-garçon rien d’une caricature rien d’une laideur rien d’une exécutrice et la laisse au bout de sa main n’y change rien et l’homme est bien plus repoussant qu’elle lourd et massif elle on dirait une enfant le corps de la fille-enfant émeut cette zone en moi cette zone fragile sensible à la beauté des filles à leurs lignes.
Je tire mes lignes des filles.

Je tire mon plaisir au bout des lignes de ma laisse.

Je voulais parler de la vérité des images. De leur relativité. De leur obscénité. De l’image comme une flaque. Les coups ne suffisent pas. La jouissance est trop brève il faut faire durer la jouissance par l’image. La destruction. Faire durer. L’image est une illusion. D’autres photographient le corps de l’aimée. Couchent leur corps sur des photographies. Infinie jouissance de l’œil.

La fille dans mes lignes je pourrais la coucher sous moi. Au cœur du plaisir je ne haïrais pas la fille qui est sur la photo la fille qui traîne un prisonnier en laisse et le conduit pour l’attacher aux barreaux le cagouler et le suspendre par les pieds le jeter sur la pyramide de corps nus déjà entassés le recouvrir de merde le donner aux chiens le soumettre à l’électricité le donner à sucer à un autre prisonnier.
La fille sous moi dont je caresse la peau blanche et douce dont je mords les seins dont je fouille la bouche est mignonne.
La fille qui tient en laisse le prisonnier irakien dans la prison de papa est séduisante.

Regarde-moi et dis si je ne suis pas baisable si je ne suis pas bandante si je ne suis pas sexy si je ne suis pas attirante si je ne suis pas celle que tu pourrais prendre dans tes bras coucher dans ton lit savonner sous la douche regarde si tu ne pourrais pas te faire photographier avec moi sur une plage regarde si tu ne pourrais pas en souvenir de la laisse m’attacher et me faire connaître la zone sensible la zone frontière où le plaisir sombre dans la douleur où la douleur est du plaisir la zone au bord à l’abri dans un appartement cossu et calme après quoi je retournerais à mon travail avec plus d’allégresse et de précision dans le geste et de désir de commettre ce que je n’aurais pas encore commis. La mort peut-être dans la prison de papa ? Regarde-moi et dis-moi que tu voudrais me tuer et tue-moi de plaisir. Mets tes mains sur moi et tombe. Mets tes mains sur moi et fonds. Mets tes mains sur moi et gémis. Mets tes mains sur moi et deviens-moi.

J’ai brûlé les photographies. J’ai dispersé les cendres par la fenêtre. J’ai attendu la pluie.
Je suis ces cendres. Je désire la pluie.

Mets tes mains sur moi et brûle. Mets tes mains sur moi et coule.

Ma mère a voulu qu’on l’incinère.
Je n’ai pas jeté les cendres à la mer comme elle l’aurait voulu.
Ma mère voulait retrouver son père disparu en mer.
Ma tante garde les cendres de ma mère et de mon père. Elle ne sait pas qu’elle les garde de moi. Elle ne sait pas qu’à sa mort je jetterai les urnes à la poubelle. Les mâchoires du broyeur se refermeront dessus.
Je ne suis plus superstitieuse. Je ne crains plus personne. Je ne suis plus une bonne fille.
Je serai enterrée. Je pourrirai. Je serai bouffée par les vers.

J’ai dépunaisé l’image mais l’image est à l’intérieur de moi, gravée.
L’image enfante d’autres images.

La fille qui tient la laisse réapparaît sous l’allure de toutes les filles aux cheveux courts que je croise dans la rue et que j’ai (en souvenir d’une) envie d’inviter dans mon lit et dont j’ai envie d’ôter le tee-shirt afin de poser mes lèvres sur les petits seins afin d’en frotter les pointes du plat de la main (en souvenir de la même) jusqu’à ce qu’elles soient si dures qu’il suffira de les effleurer pour faire crier la fille faire gicler son ventre et rouler ses yeux.
La fille est dans toutes les filles que je regarde et dans celle que j’ai aimée. Celle à qui j’ai dit ne me laisse pas. Celle à laquelle je me suis attachée et dont j’ai adoré la laisse. Je suis cette laisse en vérité.

Regarde-moi dit la fille.
Je ne veux pas que tu sois.

C’est ça que dit la laisse.
C’est ça que dit la torture.
La nudité ce n’est rien. La peau et les os ce n’est rien. Les insultes ce n’est rien. La souffrance ce n’est rien. La destruction ce n’est rien. La négation ce n’est rien. Toujours trop. Encore rien.
L’humiliation n’est jamais assez humiliante.
La nudité n’est jamais assez nue.

Je voulais parler de l’innommable. De la terreur. Du meurtre.
Je voulais parler du retournement. De Janus. Du sourire et des dents.

Les journaux écrivent que c’est une tragédie.
L’art de la tragédie reposait sur l’art guerrier.
C’étaient des arts politiques.
Il n’y a pas de raison politique à l’atrocité de ces images.
La tragédie n’a plus cours au théâtre.
Même mises en scène ces images sont vraies.

Qu’est-ce qu’une photographie peut m’apporter comme preuve ?
Comme preuve de quoi ?
Qu’est-ce qu’une photographie interdit désormais de faire ? de croire ? d’imaginer ? de rêver ? de désirer ?
Qu’est-ce qu’une photographie interdit de penser ?

Regarde-moi. Je suis une femme. Dans la prison de papa je tiens des hommes en laisse. Dans ton lit je te dis je t’aime.

L’image ne tient pas compte de la réalité. La réalité ne tient pas compte de l’image.

C’est un vertige.

Dans mon lit la fille jouit.
Dans la prison de papa la laisse l’attend. Dans mon lit et dans la prison de papa la fille jouit.

Je suis cette laisse et cette fille.

La fille qui m’a laissée caressait mon corps et brutalisait le reste.
Je suis cette fille et son ventre noir son cœur noir ses mots noirs.

J’ai dépunaisé la photo.
Je la vois encore.
Je me regarde regarder le mur blanc et voir la photo et regarder la femme.

Je regarde la femme et pas l’homme.
L’homme je suis incapable de le décrire.
L’homme je m’en fous.
C’est elle qui m’intéresse. C’est elle que je regarde. C’est elle qui m’attire. C’est elle qui m’arrête.

Si c’était un homme il ne m’arrêterait pas jour et nuit.
Je dis homme. Je ne dis pas garçon. Impossible. Même s’il avait seize ans je dirais homme.

Je vais dire femme. Je ne vais plus dire fille. Je ne vais plus traduire fille dans ma tête. C’est femme qu’il faut dire. Je regarde la femme sur la photographie.

Elle jouit.
Forcément elle jouit. C’est pour le plaisir qu’elle fait ça.
On dira qu’elle torture le soldat parce qu’il a torturé hommes et femmes garçons et filles.
C’est ce qu’on dira.
Mais c’est pour le plaisir.

Ma mère venait dans la classe. Elle me déculottait et me fessait devant les autres filles. Je finissais devant le mur mains sur la tête jupe relevée culotte aux chevilles. Les filles recopiaient les phrases de la leçon écrites sur le tableau et regardaient les traces des doigts sur mes fesses. Les filles apprenaient la leçon sur le tableau noir de mon cul.

On dira que ma mère veillait à mon éducation. Ma mère faisait son travail de mère. Son travail de mère consistait à jouir. Les mères ont besoin des filles pour jouir. Les pères aident à faire des filles pour jouir. Les mères ont besoin de baiser leurs filles pour ne pas être baisées par les pères. Ma mère faisait son travail de mère qui consistait à me baiser pour jouir. À m’humilier. À me frapper. À me faire pleurer. À me faire souffrir. Je suis la fille des mains de ma mère. Je suis la fille entre ses mains. Je suis cette laisse entre ses mains.

J’ai dépunaisé la photographie. J’ai laissé le mur.
L’image est gravée en moi. Enfante d’autres images.
Une image de femme qui tient une femme au bout de la laisse.
Je suis cette laisse en vérité.
Je suis cette femme au bout de la laisse. Aux deux bouts de la laisse.

Le 21 août 2005 je relis le texte de Dominique Fourcade et je recommence à partir de cette phrase « je suis cette laisse en vérité ». Je pense à la photographie qui m’arrête depuis quinze mois je pense que je m’arrête au bord depuis quinze mois. Je pense que la photographie n’arrête pas l’impensable l’impossible possible et que le pire reste à venir.
Je pense que la femme sur la photographie arrête en moi d’autres images. Je pense que je vais m’arrêter à ces autres images. Je pense qu’écrire c’est m’arrêter à ces autres images. Je pense que je vais écrire ces images qui m’arrêtent. Je pense que la femme sur la photographie me met aux arrêts depuis quinze mois je pense que j’ai aimé une femme jusque dans la prison où elle nous a enfermées je pense que les images se superposent en avril j’ai rencontré celle dont je suis devenue l’amoureuse en mai j’ai vu la photographie de la femme qui tient la laisse en septembre l’amour s’est refermé comme une prison sur moi je pense qu’on ne peut pas aimer en prison je pense que je n’ai pas aimé ma mère je pense que ma mère n’était pas aimable je pense que désormais je ne pourrai aimer qu’une femme qui m’aime je pense que la femme sur la photographie me trouble de bien des façons je pense que j’écris des choses troubles je pense que les hommes ne me troublent pas je pense qu’en lisant Dominique Fourcade je pensais que c’était une femme même si je sais très bien que Dominique Fourcade est un homme je pense que j’ai terminé une version de Au bord pour un comédien qui l’a lu et je pense que je lui ai dit que je pensais que ce texte n’était pas le texte que je voulais écrire que je n’y étais pas arrivée je pense que je ne pouvais pas écrire ce texte pour un homme je pense que les hommes ne m’arrêtent pas je pense que sur l’ensemble des photographies parues dans le Washington Post et reproduites dans Le Monde c’est la photographie avec la femme et la laisse qui m’a arrêtée je pense que c’est plus la femme que la laisse qui m’a arrêtée je pense qu’un homme avec une laisse et au bout de la laisse une femme ou un homme ne m’aurait pas arrêtée je pense que les hommes ont assouvi leur soif à ce sujet le sujet de la brutalité du pouvoir de l’esclavage de l’humiliation du meurtre je pense que la soif de baiser l’humanité de l’enculer n’est pas assouvie je pense que les femmes ont assouvi leur soif d’images d’hommes tenant en laisse les femmes je pense que les femmes n’ont pas assouvi leur désir d’étreindre des femmes et de les posséder je pense que je ne suis pas habituée à la brutalité des femmes je pense que je ne l’accepte pas je pense que je suis habituée à la brutalité des femmes depuis ma mère je pense que je l’accepte je pense que je dois en parler je pense que les femmes n’en parlent pas je pense que j’aime les filles parce que je suis une fille je pense que ma mère a besoin que je sois cette fille cette laisse pour être ma mère je pense à ma mère comme à une fille je pense à la laisse de ma mère je pense que ça l’a tuée je pense qu’elle n’a rien lu de moi je pense que ce que j’écris la sauverait je pense que les femmes sauvent les femmes quand les filles ne tuent pas les filles je pense que je ne vois pas les hommes que je ne peux pas les aimer à cause de ça je ne vois rien des hommes à part leur sexe rien des hommes ne m’est visible j’aime des hommes ce qui n’est pas visible j’aime des hommes ce qui ressemble aux femmes j’aime des hommes la peau douce je pense que les hommes n’ont pas la peau douce je pense à la peau douce des femmes je pense à la douceur des femmes je pense que la douceur à aimer la femme que j’ai aimée m’a fait pleurer de bonheur je pense que les femmes sont plus douces que les hommes je pense que je ne suis pas douce avec les hommes je pense que je dis mec et que je ne dis jamais nana je pense à la voix douce de mon institutrice quand j’ai sept ans je pense à la voix grave de Françoise mon professeur quand j’ai quinze ans je pense que j’aime les voix graves des femmes je pense à la voix grave de la fille que j’ai aimée je pense que sa voix m’a fait chavirer avant ses doigts je pense que depuis toujours j’achète de la musique chantée par des femmes je pense que depuis toujours je m’arrête sur les femmes dans les rues les métros les trains je pense que j’ai vu le film Le Docteur Jivago trois fois de suite quand j’avais quinze ans parce que Jivago dans le bus essayant de retenir Lara qui passe dans la rue sans le voir c’est moi je pense que ça a commencé quand j’avais quinze ans je pense à Françoise je pense qu’elle est morte et n’avait plus sa voix je pense au cancer qui a emporté sa voix je pense combien je la trouvais belle je pense que les femmes sont belles je pense que j’ai aimé sans le leur dire deux femmes qui avaient des voix graves et que les deux sont mortes je pense que j’ai parfois désiré que la fille que j’ai aimée et qui avait une voix grave soit morte je pense que je lui ai dit ne me laisse pas je pense que j’ai mis un an à penser laisse-moi je pense qu’elle ne me laisse pas je pense que je ne suis plus cette laisse en vérité je pense que j’ai laissé des hommes et que je n’ai jamais laissé une femme je pense que je n’ai aimé aucun homme comme j’ai aimé cette femme je pense que quand les hommes m’aiment c’est moi que j’aime dans leur regard je pense que toutes les femmes sont pareilles je pense que les femmes n’aiment qu’elles-mêmes je pense qu’une femme est ma sœur ma fille mon enfant ma mère et que c’est irremplaçable aucun homme ne peut s’aligner aucun homme rivaliser je pense qu’aimer sa sœur est normal je pense que je n’ai pas de sœur je pense qu’on aime ce qui nous ressemble et pas ce qui est différent je pense qu’on finit en disant maman ma mère a dit maman quelques minutes avant de mourir mon père disait maman la nuit quand il était à l’hôpital je pense que les hommes et les femmes redeviennent des enfants je pense que pour les enfants le sexe ne compte pas la peau est imberbe les baisers sont doux la poitrine est plate je pense que les femmes m’auront tout appris je pense à celle que j’ai aimée je pense que c’est mon premier amour je pense qu’elle m’a appris qu’on pouvait dire en même temps je t’aime et se dédire je pense que la part violente est dans la femme la part absolue l’entièreté la douceur je pense que les mots d’amour sont doux et durs comme les femmes je pense qu’une femme n’est complètement une femme qu’avec une autre femme je pense que je n’ai plus confiance dans les femmes je pense que j’ai bien plus confiance dans les hommes je pense qu’aucun homme ne trahit comme une femme aucun homme ne blesse comme une femme à mort je pense que je ne me suis jamais abandonnée à un homme je pense que j’ai toujours été avec des hommes et que maintenant je serai toujours avec des femmes je pense que les hommes ne veulent pas cesser d’être des enfants je pense que quand je n’ai plus voulu d’enfant je n’ai plus voulu des hommes je pense que les femmes qui ne veulent pas cesser d’être des filles perdent l’enfance je pense que les femmes qui perdent l’enfance perdent leur cœur je pense que les hommes donnent même quand ils ne veulent pas je pense que les femmes ne donnent pas quand on croit qu’elles donnent je pense que donner est tout je pense que quand une femme se donne à une autre femme elle ne se perd pas je pense que les femmes se donnent entre elles et ça me terrasse je pense que la fille que j’ai aimée m’a perdue je pense que les femmes ont des stratégies de tueuses je pense que les femmes sont de meilleures tueuses que les hommes je pense qu’elles les ont observés et dépassés je pense qu’une tueuse est amoureuse pour pouvoir tuer je pense que le désir de tuer se confond avec le désir d’aimer je pense que j’ai aimé une tueuse que j’ai aimé son désir je pense que j’ai pris mon désir pour son désir je pense que la femme est double je pense que l’homme ne l’est pas je pense que la soldate américaine sur la photographie m’arrête à cause de ses cheveux courts de sa petite taille de la finesse de ses membres je pense que j’aime les femmes de ce type physique je pense que quand j’étais enfant j’avais les cheveux courts et pas de poitrine je pense que je m’aimais beaucoup je pense que je pourrais embrasser la soldate je pense que j’ai aimé à la folie une femme petite aux cheveux courts je pense que j’ai aimé à crever la laisse d’une femme je pense que moins elle m’aimait plus je l’aimais je pense que je voulais l’adoucir je pense que je voulais la sauver je pense que je veux sauver les femmes pas les hommes je pense que si je devais choisir entre un garçon et une fille à sauver je n’hésiterais pas je pense que j’ai voulu sauver ma mère je pense que l’image de la femme reste idéale je pense que la beauté des femmes est indépassable je pense que je vois la laideur des hommes pas celle des femmes je pense qu’aimer sauve je pense que les femmes me protègent je pense que les hommes ne me protègent pas je pense qu’une femme m’a sauvé la vie sans le savoir avec ses dessins je pense que les femmes m’émeuvent à pleurer je pense que j’ai pleuré chaque jour pendant une année pour une femme je pense que je n’ai pas pleuré à la mort de ma mère je pense à la laisse des larmes je pense que la soldate est un monstre je pense que je n’ai jamais eu envie de tuer un homme mais une femme oui je pense que toute ma douceur je l’ai gardée pour une femme je pense que la soldate n’est pas douce je pense que la fille que j’ai aimée a peur de la douceur je pense que de la douleur à la douceur l c je pense que savoir n’est pas suffisant je pense que les photographies et ceux qui les regardent ne savent pas je pense que la laisse sait et le ventre sait je pense que les images qui savent ne se montrent pas je pense que les images qui savent sont noires je pense que j’ai commencé la quarantième version de Au bord quand j’ai dépunaisé la photographie de la soldate je pense que les images noires ont commencé à monter sous le mur blanc je pense que si je laisse les images noires dans le noir c’est moi que je laisse je pense que les images fantômes sont les images réelles je pense que trois images de femmes me hantent.

Le ventre noir de ma mère la dernière semaine à l’hôpital. La peau devenait transparente. Je soulevais le drap pour voir le ventre noir. Le ventre noircissait de jour en jour. Je ne croyais pas que c’était possible de voir le visage de la mort dans le ventre de ma mère.
Le sourire de la soldate l’ingénuité de son expression la fragilité de son corps sa hargne muette.
Les mots doux de mon aimée ses promesses ses câlins la chaleur de son ventre la beauté de ses mains la gerçure de sa bouche.
Je pense aux mots durs aux mots cruels aux mots méprisants et noirs de mon aimée.

Je pense qu’il y a des gens qui ont photographié la soldate. Il y en a qui photographient le corps de l’aimée.
Je pense que l’image ne tient pas compte de la réalité. La réalité ne tient pas compte de l’image.

Je pense que c’est un vertige.
Je pense que j’écris pour ne pas tomber.

J’ai dépunaisé l’image et comme Dominique Fourcade « j’emmène avec moi la laisse et mon poignet et mon cou et la soldate du cauchemar en cas de besoin de réalité », j’emmène les images noires, en cas de besoin de réalité j’emmène le ventre noir de ma mère la bouche de mon aimée et les mots qui en sortent j’emmène mes laisses à ronger.

15 mars 2007
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