Enzo Cormann | Phraser. 7 notes sur la joie de dire



On trouvera Exit , un texte qu’Enzo Cormann s’est plu à phraser en compagnies d’amis musiciens. Il parle ici de sa joie d’une pratique proche de la musique, où d’apparaître dans l’espace entre le diseur et ceux qui sont réunis pour l’entendre, le mot retrouve la vigueur de l’écriture en train de se faire.


PHRASER

7 notes sur la joie de dire

1.
La phrase imprimée est lue comme assemblage, l’espace entre les mots comme l’invisible mais incorruptible ciment de papier qui les lie. Tout autre est la phrase du diseur, plus proche du « mur de pierres libres, non cimentées, évoqué par Deleuze, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres ». Cette circulation d’air (ou de souffle, j’y reviendrai) dans l’interstice laissé par l’emboitage des mots, liaison fluide, appareil circulatoire, accueillante aux bêtes comme aux racines, agencement de singularités, com-position de signifiants et de sonnances, détermine le passage des mots couchés (sur le papier) aux mots jetés (dans l’espace de l’assemblée), autant dire du texte à la parole.

2.
En musique, le « phrasé » désigne un mode d’énonciation instrumentale qui échappe à toute notation. Il est ce qui échappe au texte d’origine, comme à la transcription a posteriori. « Phraser » signifie simultanément lier, com-poser, survoler, traverser, interpréter… Lire serait plutôt de l’ordre du déchiffrage. Phraser suppose de s’émanciper de la lettre du texte pour faire réadvenir l’écriture dans l’instant même de l’exécution. Une dé-réification par le souffle, le jet. Remise au plus-que-présent d’une invention passée, qu’elle soit mélodique ou harmonique, rythmique ou sonore. Re-composition spontanée d’un agencement codifié et transmis, amas de potentialités en sommeil. Phraser, c’est insuffler. Le vent et la pluie rigolent entre les pierres, comme la vie même dans le mur mort.

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« Vous pouvez souvent fermer les yeux », recommandait aux spectateurs le manifeste théâtral de Pier Paolo Pasolini. Et de rappeler : « La voix et les oreilles font en effet partie du corps… »" Travailler la langue au corps, c’est lui donner chair. Cette chair dont Merleau-Ponty nous dit qu’elle « n’est pas le corps objectif, (…) pas non plus le corps pensé par l’âme (Descartes) comme sien, (…) [mais] le sensible au double sens de ce qu’on sent et [de] ce qui se sent ». Donner chair à la langue consisterait donc à la rendre sensible au double sens de sentie et sentante. Phraser, c’est sentir et faire sentir (donner à ressentir). En ce sens, phraser participe de la réflexivité d’un corps qui n’est plus seulement envisagé comme outil mais comme dépositaire de la sensation : un corps qui se touche touchant, qui se voit voyant, et participe donc pleinement de la pensée. Cézanne disait penser en peinture. Phraser serait penser en parole (sienne ou autre) : penser à voix haute dans la pensée muette (de soi ou d’autrui). Mais aussi, comme Merleau-Ponty le notait à propos du même Cézanne, « peindre la matière en train de se donner forme », la pensée en train de s’écrire, l’écriture en train de se paroler, la parole en train de se penser… « Nous avons entendu, dit Heidegger, quand nous faisons partie de ce qui est dit… »
À l’opposé de la dichotomie dualiste entre le corps et l’esprit, pour laquelle le Verbe se fait chair, le phrasé manifeste la chair du verbe, et le verbe en tant qu’il est réflexivité de la chair. « Et ce ne sont plus des sons ou des sens qui sortent, nous dit Antonin Artaud, plus des paroles, mais des CORPS
 [1]. »

4.
En préambule de son recueil Mexico City Blues, Jack Kerouac déclarait vouloir « être considéré comme un poète de jazz / soufflant un long blues au cours d’une jam-session / un dimanche après-midi. Je prends 242 chorus ; / mes idées varient et parfois roulent de / chorus à chorus ou du milieu d’un chorus / jusqu’au milieu du chorus suivant. »
Ici, le phrasé, confondu au souffle (le chorusseur de jazz est toujours, chez Kerouac, un saxophoniste, très probablement alto, et plus probablement encore Charlie Parker…), modélise la forme de l’écrit. Écho jazzistique de la « retrempe alternée en le sens et la sonorité » chère à Mallarmé. C’est la chair qui dicte, qui souffle le poème à l’écrivain. Dans son bref essai Essentials of Spontaneous prose, Kerouac dira même avoir opté, en manière de ponctuation pour « le tiret vigoureux qui rythme la respiration rhétorique (comme des musiciens de jazz reprenant leur respiration entre deux phrases soufflées) ».
Prose qu’on pourrait qualifier de pneumatique (non pas au sens second de « spirituel », mais de ce qui relève proprement du « souffle »).
« Dans mon système, précise-t-il encore, en note de son Book of Blues, la forme des chorus de blues est délimitée par la petite taille de la page du carnet de notes dans lesquels ils sont écrits, comme la forme d’un certain nombre de mesures dans un chorus de blues en jazz, et donc parfois la signification du mot peut se prolonger d’un chorus à un autre, ou pas, de même que la signification de la phrase peut se prolonger de manière harmonique, jazzée, d’un chorus à l’autre, ou pas, de sorte que dans ces blues comme dans le jazz, la forme est déterminée par le temps, par l’harmonie et le phrasé spontanés du musicien dans le battement du temps qui déferle sans fin sur les mesures des chorus. Il faut que ce soit sans fin, ad libitum pour chaque chorus, sans quoi le coup est foiré. »
Ce phrasé spontané dans le battement du temps qui déferle sans fin, dit parfaitement la corporéité du verbe. Le phrasé n’est pas (re)lecture du poème, mais son avènement. Si Kerouac emprunte ici au vocabulaire du jazz, il est à noter que le jazz en viendra quelque vingt-cinq ans plus tard à définir l’improvisation comme une « composition spontanée », notion sans nul doute préfigurée par celle de « prose spontanée », dont Kerouac avait fait au début des années 50 sa propre machine de guerre contre l’académisme.

5.
Si le phrasé agit la langue, il agit aussi sur la langue — il l’agite. En phrasant son poème Passionnément, Gherasim Luca engage sa parole dans un devenir-musique, de la même façon que Coltrane, dans nombre de ses chorus (chorus d’ailleurs « sans fin » !), engage sa musique dans un patent devenir-parole. Musique parleuse et parole musicienne, dont l’artiste, s’aventurant à s’exprimer en « étranger dans sa propre langue », (Deleuze et Guattari) déploie la poésie dans cette déterritorialisation spontanée, cette sortie de sillon, ce déconnage de l’attendu et du registre. En quoi le caractère aventureux du phrasé n’est pas sa faiblesse, mais bien ce qui lui donne dimension d’action (et non pas seulement de commentaire ou d’interprétation), d’action poétique, en tant qu’expérience concrète d’un déplacement sensible.

6.
Phraser n’est pas jouer, mais… déjouer ce qui dans le texte paraît joué d’avance : conjonctions, équations, métaphores, allusions, périphrases, figures éprouvées de rhétorique, chevilles pathiques, poncifs, élégances, afféteries, esprit de sérieux, galimatias et truismes. Déjouer la platitude comme l’hermétisme, mais plus positivement le sens, toujours menacé d’univocité et d’immobilisme, la signification pétrifiée, la représentation éteinte, l’évocation anémiée par l’usage… Le vif déjoue les pièges et les tentations mortifères. Comme le note un diseur, « on ne répète pas une lecture, on la repère ». Dire n’est pas redire, n’est pas non plus faire renaître un texte, mais renaître à la parole du texte, que taisent aussi bien l’indifférence que l’accoutumance, le rejet que la domestication. Trancher sur la prose du monde en claquant les mots comme on claque une porte semble bien être également ce qui fonde la poésie slam, dans laquelle le phrasé, à la conjonction de la déambulation urbaine et de la danse, détermine, plus qu’un style, un véritable territoire. Dans le slam, le diseur ne se distingue pas du poète (d’autant moins dans l’improvisation verbale, qui n’est cependant pas la pratique la plus répandue). On parle volontiers de styloratoire. Faute d’être orale, la poésie ne serait que lettre morte, autant dire ne serait pas. Tel est le credo revendiqué du slam : la poésie est affaire de partage dans l’instant. À poème dit, verre dû, et le vainqueur en cas de tournoi emporte une bouteille — rétribution buccale logique, et non dénuée d’humour, d’un art de l’oralité. Ce que déjoue le slam, outre la confiscation sociale de la parole, c’est l’isolement du poète : on phrase (ou on scande, ou on slame…) pour le compte d’une assemblée.
« Le slam devient une pratique sociale répandue, démocratisée », note ainsi le collectif de slameurs lyonnais La Tribut du Verbe. « Si la parole fonde la communauté, le slam lui aussi crée une sociabilité particulière. Son dispositif n’a pas l’hermétisme d’un spectacle traditionnel où spectateurs et acteurs sont séparés. Pendant une slam session, tout le monde peut être "artiste", tout le monde est spectateur. On monte sur scène, on slame, on retourne dans le public : il y a un mouvement, et dans le mouvement, il y a la rencontre. C’est le spectacle sans la séparation. Le slam tisse ainsi du lien social. »

7.
Ce que néglige, selon moi, cette façon de manifeste (au demeurant très stimulant), c’est que la séparation pourrait bien être la condition nécessaire d’une expérience commune et cependant non fusionnelle ; d’une expérience tout à la fois collective et resingularisante. L’assemblée composée des diseurs et de l’assistance, organisée autour de la séparation symbolique qui marque les rôles, met littéralement en place un dispositif de comparution des différences. Le diseur public de poésie, comme l’acteur de fiction dramatique, doit prendre place afin que les mots dont il se fait (provisoirement, même brièvement) le porte-voix, sa parole, ou la parole de tel autre, puissent devenir, non pas la parole de tous (fusion) mais la parole d’un seul comme expérience commune. Tel me paraît être notamment le rôle du poète diseur : manifester radicalement le singulier au sein de l’assemblée plurielle, dans un face à face symbolisé (spatialisé, ritualisé…) entre l’individu et la multitude dont il s’est provisoirement détaché. Cette expérience commune, que j’aime à qualifier de poélitique, exige de l’écrivain diseur (ou du diseur d’écrits) un phrasé adressé (et non pas confiné) et spontané (et non pas visant à la reconduction plus ou moins fidèle d’un même, qui ôte à l’expérience commune sa valeur semelfactive — qualité de « ce qui n’arrive qu’une seule fois dans toute l’infinité éternelle du temps », selon la définition qu’en a donnée Vladimir Jankélévitch). C’est ainsi que la poésie phrasée assemble et divise (et non pas agrège et atomise — ça, c’est le travail de TF1 : 13 millions de téléspectateurs, chacun devant son poste). Elle assemble, en tant qu’elle réunit des individus autour d’un même désir de com-parution. Elle divise, en tant qu’elle est expérience du mystère de l’altérité. Mais cette division même également nous relie, crée du lien, en ce qu’elle nous convie à une pratique commune de la joie de l’altérité. Et c’est cette pratique de joie commune qui fait, depuis une quinzaine d’années maintenant, ma propre joie de phraser.

Enzo Cormann


Image Philippe De Jonckheere, Equilibre, image numérique d’après rayogrammes sur film orthochromatique, Paris, 1994, Puiseux-en-Bray, 2002

29 avril 2009
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[1Œuvres complètes, Gallimard, tome XIV, p. 31.