Enzo Cormann | Exit, talking blues



exit | talking blues

 

ça commence mal

ça commence à bien faire ça commence à faire mal

et ça commence seul

vaguant

croisant passant et ressassant

visagé bousculé débousculé

mots dans les poches poings dans la bouche

marcher et remâcher

ça commence seul ça commence à faire sale

ça ne marche pas tu ne marches pas tu es marché

par les ramas de taule motorisés et par

le chien qui les compisse

seul

marché rué par les entrées sorties directions correspondances

seul cahoté foulé et refoulé

attendez piétons

 

*

 

vise-moi ce mec sans âge qui sourit à ses grolles

d’un doigt sur la vitrine sale

trace ses initiales comme on signe une ville

pas d’chez nous pas de chez lui habite sans y penser

son sac de peau tannée

Untelville ? pas-de-quartier ! — combien d’années déjà ?

boulé blackboulé à contreflots s’attirant des soupirs

rires de filles grommelots têtes secouées branlées yeux au ciel

 

invisible

foule seule terres brûlées semées de ruines

visages floutés trous noirs qui parlent voient reniflent

seuls à s’impatienter dans le big rush

toute une planète sur le bout de la langue

comment c’était ? où allez-vous ? qui vous appelle ?

tapez votre code secret ou

circulez de la circulation

 

*

 

bruit sur bruine bestiaire mouillé

en tête le chien-rat avec ses pattes sales

et le rat chiant dru ses crottiches de noires sur la portée

et voici le chat-spectre qu’on enterra jadis dans un coin de jardin

tous les animaux de la Terre si vous regardez bien

le kangourou poché de frais la girage en slooghy

taminoir à l’écharpe phoques bistres hyène rieuse au kit mains-libres

Isaac-le-clébard le corbaque ours de cirque

vieux veau bigle enchauvé planquant sa couperose

au milieu des aigrettes gazelles salamandres

trottinant vers casse-croûte ou plumard avec ou sans alter ego

poussant leur bec têtu téteur

turlututeur

dans le brouillard humain

 

*

 

la marée des bagnoles et ses méduses-phares aux trousses des plongeurs

baignade dangereuse au bonheur des pare-chocs et des échappements catalytiques

la cohorte endeuillée des harassés

toute une espèce en soute

marnant se consumant devant le patchwork d’écrans plats (bien nommés)

fade guignol télévisuel des gueules cryogénisées

ces poupées-troncs de cire élevées au carotène

ombres jaunies de la politrique (sic)

le troupeau geint mais se motive à fond

les dieux sont des enflures seulement ce sont les dieux

vive la démocratie qui permet de choisir ses dieux !

 

*

 

tu les regardes — qui te regarde toi ?

tu vois leurs yeux qui ne te voient pas

et leurs oreilles et leurs narines et

ces nuées de mains ballantes de pieds gonflés

de mâchoires crispées

d’échéanciers de quitteries de matches perdus d’avance

mucus et viande et sangs mêlés tressés collés

prose de l’ombre et du nombre

fiction chasse d’eau le rêve file dans le vortex

chacun traînant la jambe de l’autre

tous englués de tous agglutinés conglutinés

cousus aux basques du commun

comme un seul homme et non moins seuls

[masse mourante

déferlante

chaosmose

 

*

 

(EXIT BLUES)

 

ne vas-tu pas sortir du bunker ?

ne vas-tu pas te baigner dans un autre fleuve ?

ne vas-tu pas t’offrir à tous les vents ?

ne vas-tu pas cracher sur ta tombe ?

ne vas-tu pas crier ne vas-tu pas criser ?

ne vas-tu pas dinguer bourlinguer délinquer ?

ne vas-tu pas changer le sens de la marche ?

ne vas-tu pas jeter des pierres avant de les ramasser ?

ne vas-tu pas remiser les fossiles dans leur cocon de craie ?

ne vas-tu pas t’évaporer ?

ne vas-tu pas couler oiseau gazouiller source ?

ne vas-tu pas like a rolling stone ?

 

*

 

le battement de tes pas sur la croûte terrestre

la tête pleine et vide chorusant ne chorusant pas

lourde des cent vingt mille chorus imaginables mais

ne décidant rien

seulement traversée de possibilités sans suite

très exactement ce qu’on appelle marcher à côté de ses pompes

et sous le ciel pétrolé scié de torchères pourpres

le crépuscule haché des métropoles

— ce qu’ils vont tous chercher à la campagne

la nuit l’épaisse crue nocturne impénétrable

et le silence et le tam-tam cardiaque

battant solo à mort dans la splendeur opaque

ils respirent et ils pensent quelle paix ! mais quelle paix !

(c’est là tout ce qu’ils pensent une fois l’an)

 

*

 

— où donc te carapates-tu ?

— juste (à ce qu’il me semble) sorti faire un tour

— pourtant tout du mec en cavale

— mettons que je m’emblouze

m’enbleuisse rêvant d’ailleurs

je suis l’idiot qui marche

ivre sous le dais de lumière à vapeur de sodium

braillant de vieilles scies de marche

marche gigogne hors les lignes de fuite des perspectives

le monde ne marche-t-il pas lui-même sur la tête ?

arrangez-vous avec les pierres avec

le vent et l’eau trouble des mares

arrangez-vous avec les champs de mines semés de capsules de bière

arrangez-vous avec le fric qui lui n’est pas une chose mais

de la chair humaine crue étirée en pâte à papier

arrangez-vous avec le capital cannibales !

arrangez-vous dérangez-vous et rangez-vous sur le bas-côté du monde

pieds dans les nuages tête au pôle

entraînez-vous à glavioter sur Mars

sur quelle orbite vous postillonnez-vous ?

 

*

 

arrange-toi avec la pluie avec les phares les coups d’œil soupçonneux
des flics

les rideaux qui s’écartent sur les séjours jaunis

lueurs télévisuelles gueules hachées de flashes blafards à peine

détournées le temps de t’entrevoir

saumon remontant le cours immobile des choses entraperçues

pétrifiées tapissées de frais encombrées à

crédit de choses mortes plébiscitées vues à la télé

la laisse du chien pend à la porte

à côté du double des clés de la serrure cinq points

puis les haies de thuyas au carré les mêmes qu’au cimetière

bagnoles houssées nains de plates-bandes

très jolies petites fleurs de toutes les couleurs

pas japonais très chics offensive déco camaïeux chêne clair

gd. séj. cuis. am. amb. loft

à saisir à crédit à la vie à la mort à

rafraîchir

occasion rare coup de cœur garanti

à voir absolument !

ainsi remâche le marcheur s’arrangeant dérangeant

clopin quittant et clopan s’acquittant

 

*

 

mais tous ces épidermes électriques

sexes à vif congestionnés mains

ferventes langues léchées copulations

aveugles literie ensuquée

toute cette faiblesse toute

cette attente tous ces affolements

délire pour esclaves adorateurs délire

de priape ou de putain délire

blotti planqué derrière l’absence de façade

porno hot stuff marché du délire en délire

 

*

 

cesse donc mecton de te croire unique en ton

genre humain quand

tu te cherches du regard dans la peau des autres

as beau n’y être pour personne pourtant toi dans tous tes états

as beau les regarder de haut c’est tout vu

ça crève les yeux mecton que tu n’es pas

celui qu’tu crois eh non nous ne sommes pas ceux

que nous croyons (qui que nous croyions être)

et d’ailleurs qui croit être ? qui croit que quelqu’un est ?

cesse de te croire

cesse de te prendre en considération

considère plutôt les choses

prends-les pour ce qu’elles sont

prends-en ton parti oui prends le parti des choses

deviens plateau de verre moquette mousse de latex

laine de roche pévécé

parpaing sur parpaing bout de planche poignée de clous

machine à faire machin à machiner

machine à marcher — marchine

 

*

 

(MARCHING SONG)

 

tu marches Machin tu t’échines

à suivre tes pieds pas à pas

tu slalomes entre pékins et flaques

tu croises des clebs anxieux qui traînent des maîtresses

et des bipèdes bilingues flanqués de caniches nains

des grappes de filles et des gueules de frappes

tu te chantes des trucs tu te racontes des blagues

tu marches en pensant que tu penses que tu marches

machine à marcher

marchine

tu marches tu craches tu bruines

tu pleus des cordes des crépuscules

tu ventes et neiges et brumes et marmelades jam

tu te boulevardises et tu t’entrottoirdis

tu te disperses tu t’averses tu numérotes tes abattis

l’inventaire est formel machin tu as perdu la main

qu’il est bon d’être une ville au pays des nains de jardin

cap au nord sud est ouest au Ciel et sur la Terre en avant toute !

machine à marcher

marchine

 

*

 

C’était il y a longtemps te souviens pas du nom mais

de la forme de ses de la texture de sa du tralala de son

tu l’aimais par surprise et elle par défaut

et puis l’ordinaire des histoires ordinaires

je te tiens tu me tiens par la larmichette

s’entretuèrent à l’amiable

se quittèrent sans un mot

c’est moche hein l’amour quand on s’aime plus

ricanais-tu claquant la

porte de l’appartement la porte de l’immeuble la porte de ta bagnole

et claquant pour finir la porte de la chambre d’hôtel où te claquemurer

toutes ces portes derrière soi et ce mur face au lit

aquarelle de bazar et papier jaune à fleurs

n’étais-tu pas homme parmi les fleurs face au mur de papier ?

n’étais-tu pas jaune ? n’étais-tu pas bazar ?

poids de viande homme chu parmi les choses

homme d’arrêt sous le vent bloc d’attente

c’était il y a longtemps

autre vie autre ville

sortie de scène sans public sans sifflets sans clause de dédit

solo

*

banlieue lisière flaques

gosses qui fument

et crachent dans le noir sous les capuches

paire de phares chien furieux le nom du bled rayé campagne industrielle

plaine à blé sièges sociaux zone tampon

tant pis tant bien que mal campagne si l’on veut

mais ça vient on y vient ça sent l’herbe les vaches vont et viennent

salue les bêtes et les champs les collines les givres matinaux le chien clabaud

salue chaque arbre et chaque branche et chaque feuille

et chaque frémissement des bois dans l’air fragile

salue l’oiseau invisible et la fougère et la terre longue et souple du chemin

salue les empreintes l’herbe foulée

salue le silence congelé l’eau électrique sur ta nuque la boue à tes souliers

salue le salut stupéfait du chevreuil débusqué

salue le chant abdominal au rythme de tes pas

salue la douleur et l’épuisement salue la soif

salue la nuit qui tombe trop vite et te surprend en pleine forêt salue

l’obscurité populeuse les embûches

salue la peur

 

*

 

tu marches de plus en plus vite sur les chemins enlunés

conscience houlée videuse de crâne cervelle suée pompant toute

l’adrénaline et le peu de raison

et voici la panique

ombres titanesques craquements souffles

réverbérés dans la forêt cathédralesque

tu lèves du gibier galopades effrénées

te crois toi-même la proie le débusqué ô enfant

pourquoi ne pas goûter la symphonie nocturne ?

bruissements et apnées fuites germination chouettes flirteuses fumet d’humus et ta propre respiration

verticale ventrale profonde et ralentie

et tout le corps ouvert aux phénomènes et à la vie sanguine et cérébrale

aux flux internes et externes

au grand tout déloyal et charmant

tueur et copuleur exterminateur proliférateur

il te faut méditer l’impossibilité de penser la nature

te penser toi au sein de la nature

et la nature en toi broyée et digérée et chiée

étron d’homme sur tapis de feuilles

nature morte

quitte ta peur

tourne la page excite-toi

excède-toi extirpe-toi de toi

exit !

 

*

 

mais où aller ?

où t’en vas-tu partout ? où seras-tu nulle part ?

les routes sont semblables les villes sont semblables

et tes semblables partout semblables

pas de visa pour l’hors-le-monde

globe piège sans porte ni murs d’enceinte ni dehors ni dedans

tu marches pour marcher dans la cour de promenade sous le ciel grillagé

prêt à ronger ton frein jusqu’à ta mort

 

*

 

(BLUES DE L’ESPÈCE)

 

espèce prison espèce matonne

dites la première image qui vous vient

barrage routier rangers armes à la hanche

colonne de vous et moi mains sur la tête

files d’attente marches de la mort

espèce de ring pour match truqué

aucun de nous n’en sortira vivant

l’espèce en liesse à coups de manches de pioche

fusil d’assaut livré sous vingt-quatre heures

facilités de paiement

espèce inhumaine inhumée

numérisée risée de l’univers entier

ces têtes d’épingle qui ont inventé Dieu

ces régiments de trous du cul qui causent musique des sphères

et qui potassent pour se donner un genre (humain)

 

*

 

flux de la marche pouls du vouloir

cohue des caps des lendemains des desseins sur le grand beat une-deux bipède

tous beatpédant de concert imaginez le défilé

1200 milliards de jambes qui balancent vers l’horizon

humanité fiévreuse pressée d’arriver là

d’où elle devra dès demain tout à l’heure repartir illico

foules hâtées impatientes moléculaires conjonctives

et de nouveau malgré tout marcher si possible pour soi

(même si comme tous)

si possible différemment

(même si de concert)

et si possible seul

(même si perdu dans la pâte indistincte des foules)

 

*

 

rumeur impérieuse la mer qui s’annonce

plosives fricatives consonne à tout va

franchi la dune blanche et molle

chiffonnements crachats et gifles

explosions

tu galopes nu et te jettes à la vague en gueulant

les mains battant glacé ramant saisi t’avances encore

jusqu’aux genoux

jusqu’à la taille jusqu’au

cou

tes piaillements de gosse sauts dérisoires

langues et bras de vagues en mains d’écume aux mille doigts vibrionnants

palpitants tripoteurs transports giclures transe masse glauque

folle copulation océane

vulve salée t’aspire te recrache te reprend

et t’affolent ses langues d’algues nègres

tu suffoques sous son poids roules disjoint rompu

amant piteux repoussé dans un rire repris giflé pétri

tes sinus qui dégorgent de mouille saline tes pieds qu’aspirent le ressac

et pour finir toussant crachant la quittes à quatre pattes vaincu chou blanc

et même pas repu pas calmé pas lavé songeant claquant des dents

mourir noyé

obstrué de partout d’eau tuante et conscient

comment peut-on vouloir semblable liquidation

 

*

 

grelottant nu te sèches au vent cul dans le sable

l’envie d’un feu de bois flotté et de poisson grillé

tu rêvasses d’un chien fou courant et clabaudant

et tournoyant et haletant et

s’exténuant dans le vent les embruns les dunes les ajoncs

les blockhaus ensablés de guingois

les épaves dérisoires de la vie en mer

bidons d’huile de moteur bouteille d’eau minérale flotteurs de filets de pêche

vision de la mer gerbant ses ordures son varech son

mazout à la gueule du chien

vision d’écume noire de vagues huileuses

de coques démantibulées drossées sur la plage

 

*

 

tu te rhabilles en fredonnant le

Blue sea Blues de Walter Davis

et tu penses ne pense pas trop

trouve à manger où te coucher

repose-toi de toi occupe-toi de la mer et du sable trouve-toi un chien

occupe-toi du sang

des poumons

rase ta barbe soigne tes pieds

couche-toi dans le temps invente la pierre à feu

occupe-toi de la vie dors et mange respire chante marche

allume tes mèches

laisse la pensée te chercher à tâtons dans la nuit mentale

et tu penses laisse la pensée en plan laisse-la s’en faire pour toi

ne te retourne pas le passé crépite de dépit

tu regardes tes mains tu regardes la mer tu regardes tes visions

le monde pèse et pulse

le corps est au monde

morceau du monde

tes yeux tes mains morceaux de ce morceau du monde

tu es au monde et le monde est à toi

 

*

 

(HAPAX BLUES)

 

une mouette est passée par ta tête

avec vagues et cargo

le vent a soufflé dans ton bec

il embrume ton chant

tu vois que tes doigts poussent et que la vie n’est pas

ce qu’on appelle" la vie"

tu grognes à la porte du blanc

on t’appelle Chien Noir

drôle de mec qui regarde la mer

en faisant le poirier

dans un avenir proche les hommes des cavernes

auront des nageoires et des ouïes

tu prends la route comme on prend

forme dans un tableau

le coquillage dans ta main

donne une indication

du pouce du pied droit tu traces dans le sable

"QUI MARCHE VIENT AU MONDE"

 

*

 

ce soir tu fais le feu mais sans chien ni poisson

dans un repli de dune tu somnoles à l’abri du vent

tu crains tu ne sais quoi (animal ou braqueur)

tu dors par intermittence tu laisses mourir le feu

tu rêves d’une femme masquée de bois on dirait

une marionnette japonaise

elle est mariée vous jouez les amants clandestins

elle veut à toute force te présenter son amie la mort

couturière de son état

(qui n’a de cesse qu’elle n’ait pris tes mesures

pour un costume "de cérémonie")

le mari sait de quoi il retourne

il ricane de te voir en caleçons

tu médites de le gifler mais la couturière t’en dissuade

il a te dit-elle rossé un champion de lutte et un tueur à gages

alors tu donnes de l’argent au mari pour qu’il aille s’acheter une glace

ce qu’il fait

et sa femme à ton grand dépit

se détourne de toi

 

*

 

au réveil un chien noir au poil raidi de sel te regarde

immobile

et vous vous détaillez au milieu de nulle part

 

*

 

tu décides que le chien se nomme Ouest et tu prends vers le nord

l’hypothèse sud (bacs à sable

esclaves libres de l’homo touristicus) n’a pas été retenue

devras-tu te résoudre à errer entre 50è et 45è parallèles ?

flâneur occidental tempéré curviligne

Ouest le chien te précède à dix pas

vous compissez de concert un arbre mort

— le chien fait le chien mais comment fait-on l’homme ?

 

*

 

respire à fond Ouest !

l’air des vagabonds sera toujours plus pur que celui des nantis

gave-toi de vif règne sur l’univers

tu es le roi je suis le roi

ivres de liberté et de pouvoir

guerre totale à la ligne droite !

révolution buissonnière !

guerre aux têtes froides !

dictature de l’haleine et du pouls !

aux armes déserteurs !

 

*

 

(REFUZNIK BLUES)

 

tu peux refuser de toucher au but

tu peux refuser d’aimer ceux qui t’aiment

tu peux refuser ton dû

tu peux refuser le plus court chemin

tu peux refuser la règle du jeu

tu peux refuser le Ciel et la Terre

tu peux refuser l’image que te renvoient les miroirs

tu peux refuser de choisir le métal des poignées de ton cercueil

tu peux refuser d’espérer

 

*

 

lentement pas à pas sortir du soi-disant soi

devenir peu à peu ce projet mouvant

mi-jambes mi-pattes

trottineur bifide à peau de bitûme

en quête non pas d’eldorado ou du grand-œuvre mais

d’un gîte pour la nuit ou

d’un coin d’ombre pour casse-croûter

l’existence est absolument matérielle

les œuvres de l’esprit baignées de matière grise

lobes cervicaux si résolument spongieux

et toute la sensation tramée de filaments et de glandes

matière matiérée

mots sur peau danse sur langue

le rythme et la pensée qu’architecriture

nous formons des objets drainons des fluides

transmetteurs et transmis

muscles façons savoirs tragiques

nés pour mourir et songeurs d’éphémère

ce que nous savons nous ne le savons pas

nous le percolons

 

*

 

22h bourg désert

surpris par l’averse tu ne trouves rien de mieux pour

crécher que la cabine téléphonique de la place de l’église

Ouest ébroué trempé

lové contre toi plié transi adossé à ton sac

tu rêves terrier matrice suffocation noyade

oiseau à pattes molles canard sans ailes

tu te surprends à regretter ta forme humaine

et tu te plains à qui de droit

(psy ultra onéreux)

tu sais que le chien parle quoiqu’il demeure muet ou se

contente de japper en faisant l’imbécile

tu lui en veux terriblement

le sachant détenteur du mot de passe faute duquel

tu ne retrouveras pas le chemin de ta chambre

c’est-à-dire de tes jambes de ta face

et de ton être humain

 

*

 

vous traversez à l’aube des villes mortes

fantômes expulsés des chambres aux volets clos

tu marches en rêvant que d’autres rêvent d’un marcheur

le chien renifle des présences et grogne

tu regardes les affiches insipides

les enseignes les bagnoles uniformes et tu souris

et tu demandes à Ouest

saurais-tu me dire ce qu’est un paysage intérieur ?

et le chien jappe de contentement

tu souris de plus belle et tu penses à la laideur

tu penses qu’aucune laideur ne saurait masquer

la stupéfiante beauté du monde

tu penses à ta propre laideur

tu y penses en termes de beauté et de magnificence

quelque chose de magnificent oui

dans ta laideur tout ordinaire qu’elle soit

puissance de regard vision

une attention au monde qui rend le monde

si salopé qu’il soit

à son irréductible beauté

tu te sens beau

tu te sens bien

 

*

 

dans ce bar de port de plaisance

une américaine à l’escale te déclare que Ouest

pourrait bien être la réincarnation de son chat défunt

un siamois nommé Azur

elle glisse ses doigts dans le pelage du chien en te regardant dans les yeux

se demande à voix haute qui tu pouvais bien être dans tes vies antérieures

et quel genre d’animal dans cette vie-ci

hier corbeau réponds-tu lombric matamore panda

désormais bipède omnivore erratique

elle a fait plusieurs fois le tour de la planête à bord de son sloop

et t’en certifie la rotondité

elle te demande si tu t’es déjà

réveillé à l’aube au beau milieu d’un océan

— et les tempêtes ? what about the tempests ?

— give thanks you have lived so long

répond-elle en citant le marin de Shakespeare

and make yourself ready in your cabin

for the mischance of the hour

if it so hap !

 

*

 

au matin

elle sous toi

le chien sous la bruine

l’océan sous vous trois

cabotage amoureux

ton mal de mer n’aura qu’un temps


On peut se procurer l’enregistrement d’Exit ou seulement en écouter quelques extraits en visitant la boutique de la Grande Ritournelle.


Image Philippe De Jonckheere, Mémoire sélective, image numérique d’après double page dans l’hebdomadaire Le nouvel Observateur, selon procédé de superposition de Robert Heinecken

29 avril 2009
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