Éric Pessan, Dépouilles, Éd. de l’Attente
« vient de paraître »
Dépouilles
Éric Pessan
Éditions de l’Attente, décembre 2011.
Yannick Lavigne
VOLS
Éditions de l’Attente, 2008.
Éric Pessan est membre de la rédaction de remue.net.
La patronne demanda :
– Qu’a-t-elle ?
– Personne ne sut répondre.
MARIE VEUT PARLER
Georges Bataille, Le Mort
« Je sais que vous étiez un véritable ami d’Ivan Illitch ... » et elle le regarda, attendant de sa part un acte qui correspondit à ses paroles.
Pior Ivanovitch savait que, de même que là-bas il fallait se signer, ici il fallait presser la main, sourire et dire « Croyez-le bien ! » Et il le fit.
Tolstoï, La Mort d’Ivan Illich
Il nous regarde de là-haut
Tout doit disparaître. Pourtant rien à solder. Ce corps ne sera plus consommé.
Lucienne s’est toujours reprochée de ne pas l’avoir embrassé une dernière fois.[17 - Chœur, p. 91]
Le cadavre, le macchabée, les restes, la dépouille, le défunt, le trépassé, le décédé, l’expiré, le succombé, l’enveloppe [9 - Chœur, p. 56], feu son père et sa mère et elle qui ne se sent pas très bien –, en un mot le mort « retomba mort, un vide se fit en elle, un long frisson la parcourut, qui l’éleva comme un ange. »
Le cadre d’intelligibilité de ma lecture de Dépouilles d’Éric Pessan qui vient de paraître aux Éditions de l’Attente est un Angelus Novus, « un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé », un « ange de l’histoire » qui raconte des histoires de morts, au sens le plus concret du mot “mort”.
Le point de vue est aérien.
Des morts sont exposés aux regards des visiteurs-spectateurs d’un lieu d’exposition de la mort : le funérarium. Le clou du spectacle est enfoncé dans la matière ligneuse du cercueil.
Le poète regarde avec ses oreilles la matière verbale qui s’élève vers le ciel.
Le Mort (Georges Bataille) et La Mort d’Ivan Illich hantent les "images de pensée" revenantes de la lectrice et de "la liseuse" [1].
Ciel mon cercueil ! semble déclamer la composition visuelle de la couverture du livre sur fond photographique d’un ciel de nuages noir(s) : le douzième chapitre de Dépouilles est intitulé « Décor vu du ciel » [2].
S’il nous regarde de là-haut [13 - Solo, p. 72] avec la photographie "aérienne" – comme avec la mort − il parle d’autre chose que de photographie ou de mort.
Une aura proche et lointaine apparaît et disparaît dans une chambre funéraire :
c’est d’abord la présence du cercueil qui impressionne, cette masse pesante couchée au centre de la pièce, reposant dans cette salle grise, ce bloc imposant sa présence au milieu du faux luxe empesé d’un petit salon couleur cendre. [2 - Chœur, p. 19]
À l’intérieur du funérarium les regards sont focalisés sur le cercueil ouvert. Les paroles aussi.
tu regardes si tu veux, si tu ne veux pas regarder, tu ne regardes pas, c’est comme tu veux, tu fais comme tu le sens, tu n’es pas obligé, je te dis, tu t’en fiches des autres [17- Chœur, p. 91]
La représentation centrale du dispositif c’est la présentation du corps mort.
L’image nous parle et nous lui parlons.
« L’image, la dépouille.
L’image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre, mais il se pourrait que l’étrangeté cadavérique fût aussi celle de l’image. » (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Folio n° 89, p. 344.)
L’écriture de Dépouilles est remplie de cet « espace vide » surgi des incessantes paroles dites devant le gisant.
Post-mortem et 25 chapitres ou "épisodes" gorgés de lieux-communs traversent le lieu, le moment et les acteurs d’une dramaturgie "classique" circonscrite selon plus ou moins " trois unités ", trois plans de consistance, trois types de parlants − Solo, Duo, Trio – et de stéréotypes – Réconfort – qui disent les hantises ordinaires et partagées devant le corps du mort – Chœur du corps –
un corps de plus
corps encombrant, inopportun, envahissant. Trouvé dieu sait où, tassé dans un lit, tombé sur
un carrelage, oublié dans un fauteuil avec en sourdine la télévision allumée. Un corps rabougri, sec, qu’il a peut-être fallu réfrigérer pour conserver
ce n’est plus qu’un unique corps [14 – Chœur du corps, pp. 75-76]
dans la boîte, magnifique [5 – Décor, p. 33]
qui habite un même Décor/ps
la moquette murale, grise, claire, impeccable, nickel, ambiance feutrée, isolation acoustique, invitation au murmure, recueillement, contrition dans les boucles rases [1 – Décor, p. 7]
qui chuchote des histoires de fantômes :
LE FANTÔME N°1. C’est nous !
LE FANTÔME N°2. Il n’est pas assez mort. Il ne nous voit pas encore.
LE FANTÔME N°3. Sa dépouille est trop fraîche [25 – Trio, p. 133]
La forme du poème oscille entre la tragédie grecque, les paroles spatiales du chœur, et le plateau-débat-télé, les clichés au raz des pâquerettes . Et je ris de bon cœur :
tiens, qui a eu la drôle d’idée de lui mettre cette chemise ? il la détestait, le col lui serrait [17 - Chœur, p. 92]
et je ris de mon impuissance à imaginer une « Chronique d’une mort annoncée ».
FEMME. Moi aussi, Thrombose foudroyante ! Et vous ?
HOMME N°1. Moi, accident de chasse.
HOMME N°2. Et moi remords. Je ne me suis jamais pardonné l’accident que j’ai
provoqué. Te confondre avec un sanglier, quand même ! [16 - Trio, p. 90]
Cette lecture est un « Théâtre de paroles » où pensées disparates, affects capricieux, événements désastreux se jouent de la peur de la mort.
la mort, elle peut se pointer, elle ne me fait pas peur… je sais serrer les dents quand il le faut, je n’aime pas me plaindre ... [2 - Chœur, p. 15 ]
La puissance synoptique du funérarium et le montage des paroles en trois dimensions plus une qui croît et décroît entre humour et distance critique, règle et dérègle la matière verbale et la poïétique d’écriture.
Les dépouilles surgissent des incessantes migrations de l’espace et du temps transportées par les paroles des vivants emmêlées dans La Chambre avec gisant.
En parler, est-ce l’unique façon d’humaniser l’intervalle d’espace et de temps entre le décès et les obsèques ?
C’est la question, ou plutôt l’intervalle entre deux questions :
— il me semble que le langage et l’écriture ont à voir avec la mort [9 – Chœur, p.54]
— je ne sais pas vraiment s’il est nécessaire de parler devant la mort [9 – Chœur, p.55]
Éric Pessan écrit par les oreilles entre la mort et le mort.
La collection, l’assemblage et le montage des "paroles communes", ordinaires et partagées à l’intérieur du funérarium, entendues par l’écrivain et lues sans le sourire ironique qu’une conversation de café du Commerce pourrait engendrer, fabrique un très beau livre.
La matière poétique de Dépouilles repose sur l’intraitable question du « repos éternel ».
Ne pouvant, comme tel, être vu, « l’intraitable cadavre » (Blanchot) doit faire l’objet de nombreuses paroles pour satisfaire cette nécessité de parler pour voir.
Dépouilles est un très grand livre, pas seulement pour nous regarder de là-haut et nous autoriser à le faire, mais parce qu’il donne une forme visuelle au cadavre, au macchabée, aux restes, à la dépouille, au défunt, au trépassé, au décédé, à l’expiré, au succombé, à l’enveloppe [9 - Chœur, p. 56],
à feu mon père et feu ma mère – et à moi qui ne se sens pas très bien –
parce qu’il travaille la matière du mot « mort » avec pour tout outil une ribambelle de clichés venus d’un ciel "idéologique" (Décor vu du ciel ).
Entre réalité et fiction Dépouilles parvient à faire jubiler notre vanité devant la mort, cette vanité qui nous pousse malgré tout, partout et tout le temps, à trouver du sens à la mort... et à la vie.
« Toute la matière repose sur la parole. » (Valère Novarina).
Même la vue d’en-haut est parlée.
Ce qui reste quand il ne reste rien :
un livre (peu importe le support papier ou numérique),
un langage,
un « atlas » de dépouilles [3],
un poème.
Au milieu du « tourbillon de la vie, ce sont toujours les autres qui meurent. »
Tant qu’il restera quelqu’un pour le dire et pour l’écrire tout ne disparaitra pas.
Tout ceci va bien au-delà du langage [26– Post-mortem, p.143]
mais nous n’avons que le langage pour que tout ne disparaisse pas.
tu as fini par y passer... [2 - Chœur, p. 15 ]
dit de là-haut l’ange.
[1] outre la référence au livre éponyme de Paul Fournel, la liseuse renvoie à un écran d’ordinateur et à un support numérique : Dépouilles a été précédemment publié sur remue.net au format d’un feuilleton en ligne.
[2] une photographie de couverture due au talent de Clara Pruja-Valery.
[3] référence au livre de Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, Les Éditions de Minuit, 2011. Lire la note de lecture de Pascal Gibourg.