Giovanni Comisso | Opérations chirurgicales
Ce texte de Giovanni Comisso, publié pour la première fois en 1940, figure dans le recueil de ses textes composé récemment par Giuseppe Sandrini Il poeta fotografo [Le poète photographe], Alba Pratalia, 2017.
De Comisso, né à Trévise (1895-1969), on peut lire en français le recueil Au vent de l’Adriatique et le récit autobiographique Jeux d’enfance, ainsi qu’un texte bref, La fin d’un café, dans l’essai de Patrick Mauriès Quelques cafés italiens. Et sur le blog d’Emmanuel F. consacré à l’Italie, des traductions de poèmes et de proses de jeunesse, et de plusieurs extraits d’un livre sur le peintre Filippo De Pisis.
De Sandrini, on peut lire un extrait de Tibet e ritorno [Tibet et retour] dans la revue en ligne Secousse.
Dans l’interruption, je me rendis compte que sur les arbres du jardin, un feuillage de marronnier déjà doré par l’automne resplendissait. La seconde opération fut plus difficile. L’infirmier revint, portant dans ses bras un vieux paysan bruni par le soleil, dont les yeux clairs étaient grands ouverts, par une surprise d’enfant. L’anesthésie fut longue, le malade ne voulait pas céder au sommeil, il souffrait et aurait donné l’impression exacte d’un martyre, si la voix calme du médecin qui imprégnait son masque d’éther ne lui avait conseillé sereinement de respirer par le nez. Enfin il fut prêt. On souleva le lit du côté des jambes. La peau découpée, on entailla à l’intérieur, le sang se fit voir, répugnant. Le chirurgien se retrouva seul, il enleva soudain son gant, plongea la main dans le ventre jusqu’à ensanglanter sa manche, il cherchait, fouillait, la lutte décisive commença entre l’homme et les puissances obscures. A la respiration haletante de celui qui déchirait la chair malade avec ses ongles, répondait la respiration grave du malade, avec des soupirs profonds qui émergeaient de sa vie de sommeil. Le halètement du chirurgien devint souffrance, angoisse réprimée d’être vaincu (il était contraint à travailler à l’ongle et par à-coups, tout près des grandes artères) : la seule partie découverte de son visage pâlissait, dans cette obligation de violence, le sang coulait sur le lit, la chair malade ne cédait pas, la main réapparut ensanglantée, mais sans la proie ; il fallut employer une lame, la lutte reprit, le temps s’effondrait ; je me rappelai le feuillage doré dans les arbres, à travers la fenêtre, pour un instant de soulagement. Plus que la déchirure de la chair, ce qui était émouvant c’était le tourment de l’homme, qui luttait. Et il vainquit : la main sortit avec la proie qui avait donné à ce corps l’envie de mourir, on comprit que le chirurgien souriait derrière la toile qui lui couvrait la bouche. Et il sembla s’attarder avec délice et aisance sur le reste de l’opération, entre la manipulation des aiguilles et l’application du coton et des sondes. Je m’approchai de la fenêtre pour revoir la frondaison des arbres et l’herbe immobile dans les prés. Le chirurgien se libérait de son tablier de caoutchouc, de son calot, de son masque, et retrouvait sa libre respiration comme un plongeur qui remonte du fond de la mer. Je me tournai vers le malade : sa tête brunie au soleil, les cheveux à peine blanchis, le regard éteint entre les paupières mi-closes, était soulevée, et avec elle lentement tout le corps ; ses bras se levèrent, soulevés par les mains des religieuses : il avait l’air d’un Lazare qui commence à revivre.
Nous repartîmes aussitôt après. La vitesse de la voiture, sur ces routes merveilleuses par le vert des arbres, par les champs souverainement riches d’avoine, de vigne, nous éloigna tout à fait du sang et de la lutte. Mais soudain la route franchit une eau claire, entre de grands saules, où un groupe de jeunes gens enivrés de soleil et de baignade nous salua, avec la fraîcheur de leur santé nue et palpitante, et alors je me rappelai, et ce fut comme si le soleil s’était caché, la menace immanente du sang impur que j’avais vu jaillir jusqu’à tomber sur le sol de la pièce.