"Hide and Seek” dans un verre de vin rouge
SPILL film stills, Dennis Adams
Evento Bordeaux
et les deux dernières photographies de la chronique.
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photographies de David Hurst
Autre chronique à partir d’une œuvre de Dennis Adams :
Blue Riband au maître-mât du Saint-Georges.
Carmen Hacedora est renversée.
Petite Philocalie donne un gage à Grand Almotasim : mimer "l’artiste qui sait où il va "sans se laisser distraire par le verre de vin rouge plein à ras bord qu’il tient à la main.
Le gage comme ce moment du jeu où le perdant est désigné pour accomplir — afin de reconquérir sa place — une “pénitence”, sorte d’action stupide ou encore retard obligé. Le retard comme mise à l’écart, espace du “hors-jeu”.
Gilles Barbier, interview Art Press, n°207, novembre 1995.
in Jean-Yves Jouannais, Artistes sans oeuvres, Verticales, 2009, p. 189-190.
Carmen Hacedora est en train d’écrire une nouvelle chronique pour elle, pour ses amis, pour atténuer le cours du temps et pour répondre à la commande du commissaire général d’un spectacle municipal et international, intime et collectif, populaire et bourgeois, gratuit et coûteux, facile et exigeant, éphémère et durable, banal et exceptionnel, un « rendez vous d’art contemporain » dans la ville.
Elle entend sonner à la porte de la rue.
Un homme grand, aux traits imprécis sous des lunettes noires, en costume de lin blanc, chapeau blanc et chaussures blanches, maculés de taches de vin rouge, avec une caméra accrochée au corps, dirigée vers le verre à pied vide qu’il tient à la main, s’adresse courtoisement à elle avec un accent américain.
– S’il vous plait, je suis un artiste, can I have a glass of red wine ?
Carmen Hacedora conduit l’artiste sous l’escalier où sont alignées quelques bouteilles.
– Vous avez le choix parmi différentes appellations contrôlées.
Le contrôle ne lui importe pas, mais seulement la provenance.
– je ne renverse que du Bordeaux.
Il choisit un Château Lafleur 2000. Il devrait se renverser sans problème.
L’artiste dit thank you et s’en va.
Petite Philocalie s’est glissée dans l’interstice de la porte pour regarder l’artiste traverser seul avec le verre de vin rouge plein à ras bord La-plus-grande-place-d’Europe.
Les yeux pleins de malice, elle chante un poème de circonstance :
« Va donc maintenant et salue/La belle Garonne » [1]
Quelques gouttes de vin sont tombées sur le seuil.
Le Lafleur est renversé.
Un fait qui libère Bordeaux des berges de la Garonne.
En comprenant la dernière parole de l’artiste, Carmen Hacedora est elle aussi “renversée” et “libérée” :
– One word. You have not been mad enough to hide Petite Philocalie ?
[C’est une citation. Le langage de l’artiste est un système de citations.]
– Cacher Petite Philocalie ?
Plutôt jouer à Hide and Seek dans un verre de vin rouge …
Jusqu’alors, Petite Philocalie n’a préoccupé Carmen Hacedora que d’un point de vue fictionnel. Elle est là pour cette attente, pour ce moment de parfait oubli de soi à force de penser à soi dans la figure de quelqu’un d’autre.
L’apparence de son personnage féminin est anodine : un mot, une phrase, un poème dits au hasard des rencontres avec les artistes.
Aujourd’hui, l’artiste rencontré a senti la présence réelle du personnage.
Il n’est pas dupe de la femme solitaire qui verse le vin. Il entend le sourire de Petite Philocalie dans le poème.
Avec sa “troisième oreille”, il voit qu’elles marchent “chez lui”, dans ses pas.
À quelques dizaines de mètres derrière l’artiste, elles descendent l’allée centrale des Allées, d’un pas lent, assez mal à l’aise, ne sachant quelle manière adopter, oscillant entre un style dégagé, avec un léger balancement de fesses, et une tête haute, rigide, favorisant l’expression d’une dignité.
Évitant le slalom d’un rollerman qui contourne sans se lasser les trois marcheurs, elles bifurquent de quelques longueurs d’avance et empruntent un chemin de traverse qui les conduit directement devant le carrousel.
Presque arrivé à la hauteur des deux femmes, l’artiste ralentit encore plus son allure, pour éviter à son verre les petites vibrations du gravier projeté sur les dalles rosées par les courses des enfants autour du manège.
Une excellente occasion pour les suiveuses d’échanger quelques mots avec le “maître”, de s’entretenir un instant, « à la bonne franquette », comme elles le disent, de l’évolution du contenu de son verre.
– Et comment avance votre travail, cher ami ?
Sans répondre, l’artiste s’essuie rapidement le bout des doigts rougis par le vin. Il regarde droit devant lui. Sa réponse est dans la direction prise. Il avance vers le Jardin Public.
L’attraction des anciens terrains marécageux asséchés et comblés sur lesquels s’érige le péristyle est à son comble. Les taches de vin jouent aux dames sur les dalles roses et noires.
– Bless God ! Pink and black women are beautiful ! murmure l’artiste en faisant le moins de bruit possible.
Petite philocalie entend tout. Elle efface avec l’eau de sa bouche les traces de vin.
Sans prendre le temps de regarder les canards, elle pose ses lèvres sur le verre.
Et l’amour aussi fixe attentivement des yeux.
Le regard fixe, concentré, les lunettes inamovibles, les bras dissymétriques, l’homme blanc et rouge, imperturbable “fugueur”, marche le long de la vigne vierge de la terrasse du jardin botanique dont l’ombre est délicieuse en été.
Un homme, un verre, une destinée, un vieux clown jouet du vieux clown, quand l’artiste murmure, Petite Philocalie entend un poème.
Toujours ce même poème du clown :
« Un jour,
Un jour, bientôt peut-être,
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers » [2]
Mais où est le port ? demande Carmen Hacedora, avec son sens pratique habituel.
Anywhere. Peu importe l’endroit, la ville, le monument, la femme… l’artiste aime tous les endroits, toutes les villes, tous les monuments, toutes les femmes.
Il traverse tout avec le même entêtement, le même rythme de ses pas, les mêmes gouttes sur ses pieds, la même « folie d’Albert Dadas » [3]
Dans l’ombre du grand mur de La Miséricorde, Petite Philocalie croit un instant que le vin est du sang.
Quand même, quelle émotion pour Carmen !
Le film commence dans le grand couloir du rez-de-chaussée de l’hôpital Saint-André, côté jardin intérieur.
Et ces grandes marches de Mériadeck qui ont tant fait peiner une vieille femme, morte il y six ans !
La descente par l’artiste du grand escalier est un monument funéraire, le container [4] une cathédrale. <br
La Petite Philocalie, la petite fugueuse, la petite folle, la petite amoureuse « réduite à une humilité de catastrophe », perdue dans un verre de vin plein à ras bord, Et ras
Et risible..., la collectionneuse de faux départs, fait son marché et laisse travailler l’artiste.
Mais Carmen Hacedora est plus “renversée“ que “libérée”.
Que Faire ?
Faire comme l’artiste, marcher dans les rues.
La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains [5], la rue est l’endroit où les idées apparaissent. La ville est un grand atelier où chaque tache de vin qui tombe esquisse un nouveau projet.
L’artiste a construit dans les rues des villes des édicules, des abris, des réceptacles [6]
Aujourd’hui le « vieil homme » vide le contenant de son contenu.
Renversement de situation. Divulgation d’intention.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, Petite Philocalie guide l’artiste dans la Rue du Soleil.
Ils résistent, chacun à leur manière, au laminage des machineries spectaculaires.
Ensemble, ils s’obstinent à faire le même rêve que la veille. [7]
Elle rit de son jeu.
Marcher dans les rues avec un verre de vin plein à ras bord c’est un gage que Petite Philocalie a donné à Grand Almotasim parce qu’une nuit, il n’a pas fait le même rêve que la veille. [Le nom Grand Almotasim est inscrit en lettres lumineuses géantes au sommet du bâtiment le plus haut de la ville.]
Entre deux colonnes rostrales, Grand Almotasim rentre à la maison.
Quatre proues de galères ornent les fûts de pierre. Ils disent la maîtrise triomphale des mers et transforment le verre de vin rouge en caducée d’Hermès.
Mais ce qui demeure, les artistes le fondent.
Au fond du verre une étoile silencieuse baisse le son un petit peu.
[1] Andenken, (Souvenir), Hölderlin, 1803 ou 1804.
[2] Henri Michaux, Peintures, 1939.
[3] Employé de la compagnie du gaz à Bordeaux, Albert Dadas, cité par Dennis Adams dans la bande son de Spill, s’en va pendant des jours, des mois, ou des années entières, couvrant souvent 60 km par jour, perdant ses papiers, son identité, mais jamais sa pulsion de partir et de marcher. Des voyages sans buts, obsessionnels, incontrôlables... “pathologiques” selon le médecin qui l’examine en 1886 à l’hôpital Saint-André et pose le diagnostic de « folie avec fugue ».
Cf. Ian Hacking, Les fous voyageurs, Éditions Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
On retrouvera Albert Dadas au CAPC Musée Bordeaux au mois de mars 2011
[4] l’édicule de diffusion du film de Dennis Adams, Spill, durant Evento. Ce dispositif n’a pas été choisi par l’artiste.
[5] Jacques Roubaud, Gallimard, 1999.
[6] « À travers une pratique in situ, souvent dans l’espace public, ou un travail vidéo (depuis 1998), Dennis Adams s’attache à des personnages ambigus ou condamnés par notre histoire récente pour en révéler les traumatismes ou les phénomènes d’amnésie collective. Des épisodes spécifiques de l’histoire du XXe ou du XXIe siècle trouvent un écho dans une actualité sensible.
Se référant au cinéma ou aux images médiatiques, Dennis Adams exploite la portée idéologique des images, tout en laissant souvent leur sens ouvert : sans clairement affirmer un positionnement politique, il souligne la complexité de l’histoire et laisse le spectateur se faire sa propre idée »
Kadist Art Foundation.
[7] Cf. Petite philocalie n°1, Oeuvre d’art impossible n°97 : Dora Garcia, Cent oeuvres d’art impossibles, 2001.