Lacéré anonyme regarde parler les murs
une lecture de :
Jacques Villeglé, Lacéré anonyme, Les presses du réel, L’écart absolu, septembre 2008.
au moment d’une exposition qui rassemble plus d’une centaine d’œuvres des années 1940 à nos jours :
« Jacques Villeglé. La comédie urbaine »
en compagnie de :
— Michel Giroud, Paris, laboratoire des avant-gardes, Les presses du réel, L’écart absolu, septembre 2008.
— Jacques Sivan, Mar/cel Duchamp 2 temps 1 mouvement, Les presses du réel, L’écart absolu, 2006.
— Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Allia, septembre 2008
— Aragon, Le Paysan de Paris, Gallimard, folio
— Michel Butor, Les mots dans la peinture, Skira-Les sentiers de la création, 1969, Champs/Flammarion
et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet,
mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde,
dans n’importe quel monde. »
Henri Michaux, « Alphabet »,
Épreuves, exorcismes 1940-1944,
Poésie/Gallimard, 2004, p.33.
Rue du Temps Présent. Le fait est : LACÉRÉ ANONYME tient bon. C’est surtout en raison des lettres. Un exorcisme alphabétique fait surgir sans cesse d’autres images de l’affiche décollée. « L’ai-je bien maraudée ? » [1] Une affiche toujours peut en cacher une autre, les mots sont illisibles, les valeurs poétiques et plastiques animent la forme visuelle. LACÉRÉ ANONYME est un auteur, un “augmentateur” qui redonne une importance aux choses et une portée aux images. Paysan de Paris, il est aussi un personnage de “romans”.
Lacéré Anonyme est le titre du livre écrit par Jacques Villeglé à l’écart absolu. Je le prends pour lacérer les rues. Dans la “bibliothèque artiste”, le verbe s’accorde avec le sujet consonnament. L’affiche est une catégorie d’images. Elle annonce : « Lacérateur délaisse le faire pour le ravir. Cherche ravissante partenaire pour décollage à destination inconnue. »
J’y vais. J’y suis. Je consens au grand courant d’aire. La prise d’air, aussi, est un choix, une otra hermosura. Quand je choisis de regarder Les dessous du Quai de la Rapée [2] , c’est parce que ces dessous modifient ma manière de voir. Mon point de vue alors a un beau découvert. Les comptes en banque, aussi, mais ils ne sont pas beaux. « Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus » : la pauvreté en expérience. Les prélèvements d’affiches ressortent du domaine séculier.
Rue du Temps Passé. Au début, c’était surtout en fonction du temps, c’est-à-dire du langage. C’était les mots dans la peinture car la lettre est d’abord un objet pictural. Une peinture-poème nommée Amour dont les lettres s’étoilent au bas d’une tache informe. Des graffitis effleuraient des signes typographiques, des dessins de peintre côtoyaient des réclames, des photographies écrivaient un autre tableau : « “photo”, c’est écrit là-haut ». L’autorité de l’affiche apaisait les envies d’ailleurs des passants, mais elle ne calmait pas les affichistes qui déambulaient devant. Les murs ne pouvaient pas avoir pris la parole juste pour glorifier les joues d’un bébé Cadum. De nombreux praticiens du collage avaient déjà joué du paquet de gauloises et du ticket d’autobus. Kurt Schwitters avait créé « une œuvre exceptionnelle uniquement avec les laissés-pour compte, les déchets. » Afin de conserver toute leur souplesse “heureusement illisible”, la déchirure, la fente, la dilacération, le déchiquetage, la béance, le déchirement des papiers hydrofuges-qui-s’allongent-à-l’état-humide réclamaient « comme règle du jeu celle du prélèvement et rien d’autre ». Saisie, l’affiche était autrement ce qu’elle était déjà. Moi aussi.
Rue du Temps Prochain. À la fin LACÉRÉ ANONYME reprendra tous ses titres [Nobel thoughts]. Dans le catalogue, par Jacques Villeglé raisonné, après les affiches comportant exclusivement des lettres et des fragments de mots, l’artiste en viendra à ses gestes, interminables à plus d’un titre et qualifiés [par ordre alphabétique] de gestes d’/de :
Appropriateur
Arpenteur
Assembleur
Augmentateur
Chasseur
Chercheur
Choisisseur
Collecteur
Collectionneur
Déambulateur
Décolleur
Flâneur
Glaneur
Grammeur
Imagieur
Inventeur
Lacérateur
Préleveur
Ravisseur
Releveur
Regardeur
Sélecteur conjonctif
Ces acteurs qualifiés n’auront de sens qu’à condition d’être liés les uns aux autres. Entre deux gestes, il y aura tout un processus. Être “préleveur” ne sera pas un titre de noblesse (la particule aristocrate se trouvera dans le patronyme, même : Mahé de la Villeglé).
LACÉRÉ ANONYME formera une suite de gestes isotopiques indéfiniment précédés de la conjonction “et” ; par exemple « flâner et glaner ». Aucun mot invariable ne sera joint devant l’acte d’ « appropriation », mais [conjonction de coordination], hasard objectif d’alphabet du processus de création premier.
Rue Hasard Objectif-Provoqué. Les mots amenuisés seraient réduits à une sorte d’alphabet pouvant servir dans n’importe quel monde. Munis d’un objectif fisheye, les verbes choisis uniraient le trottoir misérable ET l’hôtel de luxe, les guenilles du caniveau ET les paillettes d’une robe de star, la chaussée défoncée ET la lumière des étoiles. Sans lettres, sans figure, LACÉRÉ ANONYME serrerait toutes les mains de la rue. Aux confins de la réalité urbaine, dans les bas-fonds, sur les palissades d’un chantier définitivement en construction, entre la Rue Desprez et Vercingétorix [3], Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse/Une femme passerait. Je lui tiendrais la main fastueuse et gantée. La beauté du modèle se conjuguerait à la beauté du geste. Chapeau de feutrine noire consonnerait robe de moire et le corps tout ratatiné d’une femme vraiment âgée. LACÉRÉ ANONYME ferait retomber ses yeux du mur pour regarder marcher la femme. Il y aurait tant de diverses démarches, pas une qui frôlerait l’air comme l’autre. La mienne emmêlerait mes pas aux pas de l’artiste. Le mouvement des couleurs se ferait la belle. Toutes les choses de la vie se chevaucheraient à l’allure des mythographies en marche.
[1] À l’origine “maraude” et “maroufle” sont synonymes.
Porte Maillot-Ranelagh, 1957,
affiches lacérées marouflées sur toile, 72 x 147 cm.
[2] Les dessous du Quai de la Rapée,
21 mai 1963
Affiches lacérées marouflées sur toile, 99 x 84 cm
Collection Martin Muller, San Francisco, Etats-Unis.
[3] Rue Desprez et Vercingétorix – « La Femme »,
12 mars 1966
Affiches lacérées marouflées sur toile, 251 x 224 cm
Musée Ludwig, Cologne, Allemagne.