Juste est Juste, un nom.

à A-M.

Juste K.
Cela n’est pas un nom : juste une lettre qui
joue à l’initiale.
Cela n’est pas un nom : juste un morceau de
Chaîne (J.K.)
Cela n’est pas un nom, peut-être, autrement lu,
un adverbe : jusqu’à.
Point-limite à atteindre. Inscrire dans ce faux
nom une tension, non pas la signature de pièces
chues mais un travail toujours au travail. Ne
jamais considérer la pièce hors de cette tension,
hors du mouvement qui l’a engendrée, hors du
mouvement qu’elle engendre. Juste un morceau de
chaîne.

 [1]

Juste est Juste, K est K, parce que c’était K, parce que c’était Juste. Une tautologie qui refuse la répétition à l’identique : une pipe est une “pipe” pourtant Les deux mystères restent incompréhensibles. Deux représentations de la “chose” dont l’une vaut pour ce que la chose est et l’autre pour ce que « la chose » n’est pas, font sauter le regard ici et là et là encore : ubiquité.
Hors du tableau avec la chose qui n’est pas une “chose” [ce qui veut dire hors du cadre du tableau peint sur un chevalet à l’intérieur du tableau] est représentée « une chose » qui n’est pas une chose, par exemple impossible de mettre cette chose à la bouche. D’ailleurs la légende qui en tant que telle doit être lue désigne ce qui doit être vu. Sauf que deictiquement parlant “ceci” [dans l’énoncé « ceci n’est pas une pipe »] focalise l’ attention du regardeur à l’intérieur du cadre peint posé sur le chevalet peint [une veduta en quelque sorte qui ouvre sur un paysage indéfini du sens].
D’expérience, l’extérieur du cadre n’est pas dépendant de l’assertion négative : la phrase « ceci n’est pas une pipe » présente une signification et la peinture présente une forme, en l’occurrence une forme de pipe.
Magritte aurait-il peint hors du cadre, mais à l’intérieur du tableau, un archétype de pipe ou une archéologie du savoir ?
Relire Michel Foucault « peu importe le sens de la subordination [texte/image] ou la manière dont elle se prolonge » oublier une et/ou trois chaises et « ne plus jouer de l’extrême différence » avec Thierry Kuntzel
JUSTEMENT.

Ne plus jouer de l’extrême différence qui
fut longtemps le champ de l’art — la figure,
l’événement, l’action narrative, la crise
narrative ou représentative, le motif, l’émotif
— mais de l’insensible. Scruter. Contempler (et
Réintroduire le temps de contemplation évacué par l’art conceptuel — cf. Barthes Le Plaisir du
texte
). Ne pas “saisir” unitairement. Tenter de
créer un espace de jouissance.
 [2]

Explosion
Dégel
Mobilité
Coloration
Flux
Flux
Flux

 [3]

Se laisser emporter par les choses écrites, laisser mouvoir son corps par plus de 600 pages de flux, de coulées, de volte-face, de variations colorées, d’activités minimes sans agitation, de soubresaut sans saut, de culbutis sans cul, d’échappatoire sans sortie, de bouffées sans chaleur, de tourbillons immobiles, de mer, de vagues, de ressac, et vent de rien qui souffle, de battements de cœur, « et toi mon coeur pourquoi bats-tu », de déplacements en transparence à l’intérieur d’espaces feuilletés, incertains, d’expériences du ralentissement extrême, la mer encore, Les lumières du temps, “le sentiment océanique” que l’écrire ne cesse jamais.

Les notes de Thierry Kuntzel n’étaient pas destinées à la publication, écrit Anne-Marie Duguet en préface à ce quadrangle bleu et noir
TITLE TK publié aux éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, dont le volume, volumen, en lui-même est un objet d’art.
Aujourd’hui — quel bonheur ! j’entre dans ce “livre des merveilles”, et je me claquemure dans une “chambre”, naturalia, artificalia, exotica, qui l’accompagne : un DVD-ROM consacré à l’ensemble de l’ œuvre de l’artiste. Le livre comporte un large choix de notes de Thierry Kuntzel reproduites en fac-similé et des essais sur la vidéo et le cinéma. Je pense très vite, trop vite, aux notes de La boîte verte et c’est l’image du “studiolo” qui est rémanente même si l’appareil de bois d’Urbino est sans risque du mouvement.

Le contenu du DVD et ses modalités d’exploration sont présentés, ainsi que des notices bio et bibliographiques, à la fin du livre pages 637 à 645 en français et en anglais. Le support numérique a permis d’être à la fois une base de données sur l’ensemble de l’œuvre et une création à part entière.
Trois parcours, "le corps", "le paysage", "les vitesses" rythmés de multiples bifurcations — sous un drap, entr’aperçu, un corps... sont proposés à travers des images et des sons extraits des vidéos et installations, ponctués de notes manuscrites.
Ainsi de la rencontre d’emblée avec Les Saisons de Poussin : Le contact d’une main sur un bras nu (Printemps ), un autoportrait au masculin peut-être, il s’efface déjà à peine la lumière le révèle que c’est un corps de femme :
« il aime oui le corps et ce corps est mortel ». Double entrave.

TOMBEAU.
Un texte de Ferdinand de Saussure est gravé sur une plaque de marbre posée au sol, adossée au mur :

QUE J’ÉCRIVE LES LETTRES EN BLANC OU NOIR , EN CREUX OU EN RELIEF, AVEC UNE PLUME OU UN CISEAU, CELA EST SANS IMPORTANCE POUR LEUR SIGNIFICATION.

Tombeau signifie tombe, mais désigne aussi de façon figurée une composition musicale ou poètique en l’honneur de quelqu’un : Anatole [4], Edgar Allan Poe, Fritz Lang, Jacques Tourneur, Herman Melville, Michael Powell, Ferdinand de Saussure.

Dès 1974, avec Le Tombeau de Saussure, l’artiste s’empare du mot « pour une ouverture à tous les sens de l’écrit refoulés » [5] et Anne-Marie Duguet souligne que "la représentation se joue ici sur le mode de l’épuisement. Elle devient le lieu d’une tension vers l’absence, mais une absence "chauffée à blanc", incandescente qui résiste" [6], qui résiste à la nostalgie.

Letter From An Unknown Woman de Max Ophüls.

NOSTOS
L’œuvre ouvre sur un écran bleu. Ce que l’image abandonne [7], la chose n’est pas simple à dire. Un retour.
« Je ne voudrais pas que vous me voyez pour cette simple raison que je suis visible » [8] semble dire Le Christ chez Marthe et Marie
 [9]
La réponse du Christ à Marthe qui s’affaire quand Marie, elle, a choisi de l’écouter, est l’une des scènes les plus connues de l’Évangile : « Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses ; pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la bonne part :
elle ne lui sera pas enlevée. » Le mystère est dans celle qui écoute.

« L’événement, tout irréel, et incertain, à celui qui le vit, aura été soudain, chaque fois plus soudain, jusqu’à paraître vrai. Il sera ainsi devenu interminable. Il supose un écart à la fois entier et poreux, entre le travail exposé et ce qui reste dérobé. Mais on sait que choisir de passer hors de soi, et devenir aussi peu que ce soit, public, implique de ne plus pouvoir, tôt ou tard, revendiquer pour soi, rien de vraiment privé —et cela d’autant plus que ce qui a été donné à voir possède de valeur d’énigme. Et cela toujours cherchera à être éclairé. » [10]

C’est pour ce désir insensé de rendre visible la lumière qui éclaire le silence que Glenn Gould décida de ne plus donner de concert public et d’enregistrer seulement ses interprétations en studio. [11]
C’est pour ce désir insensé de rendre visible la lumière qui éclaire l’absence que Thierry Kuntzel écrit « des milliers et des milliers de pages où tout s’accumule et où tout passe, dans un désordre maîtrisé, sans retenue et pour soi seul, de façon à tout dire et à tout oublier — faute d’en mourir étouffé. » [12]

Trois personnes, plutôt trois silhouettes, de
rares objets-cadres, fenêtre peut-être, livre
illustré — quelques actions minimes : feuilleter des
pages, s’asseoir, s’allonger, se lever, traverser
l’espace, allumer une cigarette, tourner la tête,
ouvrir la bouche, regarder. Il y a, dans Nostos
I
, peu de représentation : le peu qui permet de
travailler en deça et au-delà de l’analogie, sous l’image et entre les images.
Sous l’image. Jamais, apparus sur l’écran, les
silhouettes, objets, actions, ne sont simplement ceci , simplement nommables : la représentation est lacunaire, indécise, hypothétique.
Tout, toujours, est en train d’être tracé, effacé, redessiné, de nouveau gommé. Esquisse qui n’en finirait pas d’être esquissée. Fluidité d’avant le tableau, la scène, la découpe, l’effet de présence, l’achèvement.
Quelque chose comme ce désir insensé : rendre visible la lumière.
 [13]

Retour, répétion, Wunderblock, « comme l’exploration d’un trou, comme on dirait un gouffre, spéléologie, d’un trou de mémoire », trois personnes humaines comme trois figures, TROIS FOIS TROIS. Elles auraient la fluidité d’un mouvement trilateral immobile, STILL life.
TK cite HM [14] : « En somme, c’est le cinéma que j’apprécie le plus dans la peinture. » François Bon se demande si c’est du jazz. « Lumière de ce monde inquiet, en nouvelle gestation. Lumière comme si, atteinte, la Terre elle-même méditait. »

STILL
Quelques formes apparaissent puis disparaissent sur un écran bleu.


Imaginez : le récit cesse de couler, le
mouvement se fige, le silence s’installe. Vous
vous demandez : "que se passe-t-il ?" Pendant
vint-cinq minutes, ceci : de la lumière, de la
couleur, la constitution lente, intermittente
d’une représentation — une porte s’ouvre sur,
peut-être, un secret. Un secret, oui : ce que
jamais — sauf déréglage du moniteur — l’écran ne
révèle : la vibration de la lumière, la pulsation
de la couleur, tant de musiques inouïes, de
paroles tues, d’histoires virtuelles. Réflexion
sur l’image électronique, Still est aussi, pour
qui prend le temps de voir,
un documentaire sur
la mélancolie — le regard du mélancolique. »
 [15]

THE WAVES
Une vague est une vague. Un nom est un nom : Virginia Woolf, « dimanche. Elle ne veut plus penser à rien d’autre qu’à la composition des Vagues. C’est son livre le plus ardu, le plus construit, le plus abouti croit-elle. » Leurre bleu.
Ceci n’est pas la couleur,

Iris, éclat de sa répétition
Et quel bleu
Me retournera ? [16]

le bleu n’est pas une couleur régressive, un demain bleu peut être possible. L’eau coule bleue sous la douche ce matin. Le chuchotement de la partie arrondie percée de petits trous fait varier à l’infini les figures bleutées des gouttes. Pourtant aucun déplacement dans l’écran bleu ne peut atteindre l’horizon. « Je te salue, vieil océan ! » La fin des eaux et commence le désert : la mise en lumière de La Vague dans un autre tableau renforce cette idée.
(y aurait-il parfois, trop de lumière, trop de clarté ?) Transfiguration, amas d’eau, accumulation de sérosité dans le corps, la veille de sa mort Gustave Courbet demanda qu’on le mit dans un linceul à flotter sur les eaux de la Loue pour un retour irrémédiable à la source. La symbiose entre le corps de l’artiste et son art était si étroite qu’il ingérait peu à peu tous les flux sans aucune miction. Ingestion fatale : le peintre mourut d’hydropisie. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?
Certes Dieu gît dans les détails. La Borde est un asile et Marie se souvient de l’éblouissement devant le château, un gros bleu, ecchymose, meurtrissure, dans le coeur ce jour là :
« Vous, mon petit, ça n’a pas l’air d’aller bien fort » prenez donc la couleur du leurre .

« De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes ? »
Nom : la mer.
“nomination” différent de “trouble”. Je te contemple.
Au fond de la pièce très longue une très grande image et le son qui lui est associé, la mer, plus exactement les vagues.
Juste des vagues qui ralentissent au fur et à mesure que j’avance vers elles. Juste un nom immobilisé. Juste est Juste, la mer.
TU, rien ne m’intéresse que l’entre.

Reprennent les fragments précédents, remodelés,
fluides, dans un continu qui n’est pas celui du
récit, mais d’une parole associative.
 [17]

Désir, désir : ça ne s’arrête jamais.
La lecture de
TITLE TK et de son DVD est littéralement interminable.

12 novembre 2006
T T+

[1Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p.19

[2Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p.35

[3Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p.34

[4Lire la réédition de Pour un tombeau d’Anatole, dans la collection de poche Points/poésie. p. 284

[5Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p. 48.

[6Anne-Marie Duguet, catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume / RMN, 1993, p.10-13, repris dans Déjouer l’Image, Jacqueline Chambon, 2002, p. 77-86

[7Raymond Bellour, catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume / RMN, 1993

[8Maurice Blanchot, L’attente l’oubli, Gallimard, 1962, collection L’imaginaire, n°420, 2000, p.56

[9Johannes Vermeer,Le Christ chez Marthe et Marie c. 1654-1656 - (160 x 142 cm.) Huile sur toile National Gallery of Scotland, Edimbourg

[10Raymond Bellour, catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume / RMN, 1993

[11Remerciements à Catherine Gilloire qui nous a fait partager récemment son écoute attentive et émue des diverses interprétations des Variations Goldberg de Bach.

[12Raymond Bellour, 1993, article cité.

[13Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p. 201

[14Henri Michaux

[15Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p.321

[16 Iris, maintenant , Ariane Dreyfus, éditions Daniel Leuwers, 2003

[17Thierry Kuntzel, Title TK, éditions Anarchive/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2006, p.205