La main négative devant le temps
10 AM Is When You Come To Me(détail). Louise Bourgeois, 2007
Le livre, La main négative, Récit, est publié dans la Collection Interférences des éditions Argol : « Un écrivain, un artiste [1] contemporain. Fictions récits, dialogues nés d’un écho, d’un dialogue imaginaire ou réel. »
L’écrivain est Tiphaine Samoyault, l’artiste est Louise Bourgeois.
Le dialogue entre les deux créatrices est imaginaire et réel.
Le récit réinvente une généalogie d’écrivain en se laissant toucher par ce que donnent à regarder les mains dessinées par l’artiste : la manufacture, les outils, les gestes, les tissus. Une filiation qui ne cherche pas à démêler des fils, mais qui autorise le lecteur, en l’occurrence la lectrice, à les emmêler davantage.
Encore fermé, avec le choix de couleur noire, le format qui tient bien les mains, la typographie à la fois discrète et prégnante et la reproduction de couverture légendée du nom de l’artiste, le livre offre d’emblée une sensualité tactile qu’à l’intérieur il donne à regarder et à lire.
La main négative tisse visuellement un montage d’images reproduisant successivement et dans une polyrythmie riche de sens, cinq œuvres de Louise Bourgeois :
page 32 : « des mains seules, des mains qui ne font rien », des mains de marbre et acier sculptées sur un bloc de marbre et acier [ Décontractée, 1990. Marbre et acier, 73, 2 x 91,4 x 58,4cm. Collection Brooklyn Museum, Brooklyn, NY]
page 42 : « une tête usée jusqu’à la corde » défigurée à force d’être semblable à tout ce qui est ici autour d’elle, selon des mots de Walter Benjamin (Enfance berlinoise). [Sans titre, 2002. Tapisserie, aluminium, 35,5 x 30,4 x 30,4 cm » Collection particulière. Courtesy Cheim & Read, New York.]
page 44 : une tête, celle déjà reproduite sur la première de couverture, avec des couleurs qui « sont celles du masque, de la persona, de l’identité empruntée, du camouflage. » [Sans titre, 2002. Tapisserie, aluminium, 35,5 x 30,4 x 30,4 cm » Collection particulière. Courtesy Xavier Hulkens, Bruxelles.]
page 66 : « Tout disparaît dans l’autre sans devenir l’autre. »
[Seven in Bed, 2001. Tissu, inox, bois, 29,2 x 53,3 x 53,3 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Cheim & Read, New York.]
page 74-75 : « grâce aux images de Louise Bourgeois (…) [2] » [Red Room (Child), 1994. Technique mixte, 210,8 x 353 x 274,3 cm. Collection du musée d’Art contemporain de Montréal.]
Ma lecture excède le dialogue entre Louise Bourgeois et Tiphaine Samoyault. Au rythme régulier du métier à tisser, elle intercale l’écho sourd des coups irréguliers d’un établi de menuisier. De plus le livre est dédié « à mon père ». Le mien aurait eu aujourd’hui 94 ans. Je me suis identifiée.
Reprise de l’incipit. Tiphaine Samoyault et moi, qui n’étions pas sœurs, avons pu, enfants, nous cacher derrière des tas. L’une, avec une « enfance textile », derrière des tas de bobines de fils, d’écheveaux, de navettes, de fuseaux, de métiers à tisser, de tapisseries de collection et de la « collection de temps » des chiffons de la grand-mère : « Amoncellement de bâtis, de vieux draps qui pouvaient encore servir, de jupes élimées, de bas de pantalons, de carrés inégaux, de chemises d’homme, de chemises de femmes, de torchons, de rideaux dont la couleur avait passé. » L’autre, avec une enfance ligneuse derrière des tas de ripes blondes rejetées par la dégauchisseuse, derrière une accumulation de copeaux, de chutes, de débris plus ou moins rognés, d’éclats plus ou moins brisés tombés des madriers, d’entassements d’entames de volige inutilisables, de monticules de sciures plus ou moins granuleuses aux parfums robustes et chaleureux.
« La reprise protège le trou de son agrandissement ». L’analogie s’arrête à la quantité du travail artisanal, à la longueur de temps passé à fabriquer les choses qui fait de « ces enfances quelque chose d’anachronique ». Non pas vivre avec le passé, mais le prolonger dans un présent continu : L’Image survivante. Une conception du temps animée par la notion opératoire d’anachronisme telle qu’on pense immédiatement aux recherches de Georges Didi-Huberman qui la servent et s’en servent : « l’anachronisme de l’empreinte est celle des rapports entre la technique et le temps. »
La photographie [3] n’a pas retenue l’empreinte de ma main pressée sur le monument aux morts de Courlac quand je voyais le « grand tissu noir [qui] semblait tendu sur la campagne. » Au village, il y a eu un mort, il y a encore eu un mort et le fils Agnelet est mort et Jean Boisne est mort et Jean Carle est mort et l’Eugène est mort et Jean Esnard est mort et le fils Helie est mort, Marie Lesfaurie est mort, et le grand Pierre Pichardie est mort et le Pierre Poli aussi est mort et il y a encore eu deux morts …
Tiphaine Samoyault écrit « non pour faire revenir ce passé mais pour qu’on ne [lui] dise pas que le passé est mort, que l’histoire est finie, qu’il n’y a plus de temps. » Elle écrit « comme on restaure une tapisserie, non pour la restituer à son temps à elle, mais pour lui donner un avenir. »
Les grands-mères, veuves de la première guerre mondiale, ne savaient pas reprendre les liens défaits. Elles ne se sont pas remariées. Pourtant elles savaient faire tenir les choses ensemble : « l’art du nœud ». Elles croyaient à la vertu de l’assemblage. Tu seras couturière ma fille. Tu seras menuisier mon fils. Du fil cousu à grands points avec lequel la couturière faufile les différents pans du tissu, aux traverses à tenon et mortaise du menuisier, le bâti est d’abord un assemblage. La Main négative est un récit de construction.
Ce qui prend de l’importance historique est souvent fonction de l’urgence d’un présent immédiat : une manufacture où littéralement les mains font ce qu’elles écrivent et réciproquement. Le petit coussin de la Chambre rouge de Louise Bourgeois conjugue l’art de la mémoire au mode performatif ; un mode où la matière, tissu et vie confondus, The blurring of art and life, ne cesse de fluer et de refluer partout tout le temps.
Tous les matins à dix heures, Louise Bourgeois attend un assistant. Sa main dessine et écrit l’attente de ses mains sur feuilles de papier à musique, « j’ai besoin de ta main ». Il vient. L’artiste l’attendra encore demain et fera un autre dessin.
Ce que rédime le dessin fragile des mains qui (s’) attendent chaque matin, c’est le temps.
Les images de Louise Bourgeois dans La main négative donnent d’abord à regarder, dans le texte lui-même, le hors-champ, la couture au double sens du geste de coudre et de son résultat.
La manufacture de Tiphaine Samoyault est de l’ordre d’une “manufacture intérieure” ; je pense à une sorte de Château Intérieur.
Comment réussir à entrer dans un espace où l’on croit se trouver depuis toujours ? En acceptant de se perdre. Par exemple, en regardant hors de soi l’œuvre d’une artiste.
Acceptation enthousiaste. J’ai regardé platement le livre : je l’ai lu avec les mains à plat [4] sur les pages pour obstruer momentanément les trous douloureux du désir indéfiniment déplacé sur des reprises successives, des ravaudages à refaire, des cicatrices ineffaçables. J’ai suivi du bout des doigts les coutures, comme fait un enfant sur son ours en peluche. J’ai mis à l’épreuve mes mains, la qualité de leurs caresses quand elles lisent : « Les corps assemblés par Louise Bourgeois ne sont pas morts, ils sont rapiécés d’avoir vécu plusieurs vies. ». L’écriture éprouve avec La main négative l’évidement comme une densité. Je l’ai éprouvé avec elle(s).
La plasticité de ce livre ne cesse de produire ses propres métamorphoses, « Tout disparaît dans l’autre sans devenir l’autre ». Tiphaine Samoyault sait en effet depuis toujours que la métamorphose est une affaire de tapisserie qu’on restaure.
De nombreuses œuvres de Louise Bourgeois sont des sortes de poupées de chiffon cousues dans l’étreinte. Elles semblent marquées par le temps, les blessures et même des mutilations. Pourtant un seul geste unit leurs mains dans une nuit sans fin. « Les choses manquaient parfois de clarté au réveil. Mais il fallait que le monde change. »
Il le faut toujours. Dormons ensemble, La Main Négative posée sur le lit.
Notes de lectures
À propos du mot “empreinte” : le texte de Georges Didi-Huberman publié une première fois dans le catalogue de l’exposition L’Empreinte (Centre Georges Pompidou, 1997) vient d’être réédité aux éditions de Minuit, sous le titre La Ressemblance par contact.
Une “main négative” est une empreinte de main réalisée par la technique du pochoir sur un support ; on pense le plus souvent à une paroi rocheuse de grotte préhistorique. Tiphaine Samoyault y pense d’autant plus qu’elle a appris qu’il y a autant de mains de femme que de mains d’homme qui ont laissé leur trace sur les parois des grottes. La “main négative” est un geste des mains qui allie la puissance du féminin et du masculin.
À propos du mot “reprise” : action de reprendre et de raccommoder.
« La reprise, que Kierkegaard définissait comme un « ressouvenir en avant », est ce qui, du passé, fait fond sur le futur et qui ainsi peut rendre heureux. » La Main Négative, livre cité, p. 54.
[1] une tête au point de croix qui a toute sa tête
« sans beaucoup de nuances, essentiellement du rouge, du bleu, du noir pour les traits et un fond de blanc »
[2] désécrire et écrire (Red Room, 1994. Ph© Peter Bellamy)
détisser et tisser indéfiniment le même texte, la même œuvre d’art (…) [pour] moins y regarder l’œuvre, le texte, que se tenir devant le temps [qui nous] sépare » d’elle et de lui.