Michel Simonot | Les corps impassibles

« Les corps impassibles » est un fragment de Verdun – rouge nocturne paru aux éditions Les Cahiers de l’Égaré en 1998. Ce texte a été écrit pour les commémorations de la bataille de Verdun.
Michel Simonot sur remue.


 

La guerre a rendu possible ce nouveau rêve des hommes : voir en même temps le dedans et le dehors d’un corps ;
contempler, sur un même plan, le devant, le côté, l’arrière ;
la guerre a inventé l’homme déplié, l’homme déroulé autour de ses angles à vif, l’homme pouvant prendre un autre homme comme miroir brisé de lui-même.

Nous avons su que nous pouvions recevoir des images qui ne représentaient plus rien, et que ces images étaient celles de nous-mêmes.
Des images de nous-mêmes en train de rêver le monde.
Où il n’y a plus de relief, plus d’ombres, plus de nuances.
Où les objets vivants et les objets morts se partagent l’absence de profondeur, un espace sans horizon, dressé devant nous, éparpillé dans des flaques de couleurs qui luttent pour s’opposer, pour se déchirer.
Tenter de redessiner un univers dont nous serions tout à la fois exclus et matière.
Nous ne savions plus s’il fallait repeindre, décorer cet horizon vertical
ou bien le déchirer, ou bien l’arracher pour inventer les nouvelles règles du jeu.
Matière huileuse faite de terre, de cendre, de sang, de chair, d’acier, d’os, d’arbres brutalement dressée en une paroi sourde.
Enserrés dans cet horizon inversé, nous n’avions pas l’espace pour prendre un élan.
Nous devions réinventer des territoires, étirer les images dans nos têtes jusqu’à en faire des jardins, des villes, des montagnes, des mers.
Nous ne voulions plus des noms divins pour atteindre les choses ni les êtres.
Nous ne voulions plus du simulacre. Le monde était entré en nous et nous étions nous-mêmes le monde. Nous étions la matière même du monde.
En nous réinventant nous même, nos couleurs, nos contours, nos sons, nous pouvions réinventer le monde. Chacun était devenu le multiple infini de lui-même.
Nous étions multiples. En explosant, nos corps avaient fissuré tous les modèles. Il n’y avait plus de vision réelle. Il nous fallait, chacun, proposer la vision miraculeuse.
Nos perceptions ne nous étaient d’aucun secours.
Il fallait penser, penser, penser, chercher les mots, inventer les paroles, contourner tous les livres. Ceux de nos souvenirs, aussi bien que ceux du futur.
Nous ne savions plus si le monde était courbe, cassé, ou bien si c’était nous qui l’avions plié, qui l’avions brisé. Mais nous savions qu’il nous revenait de le plier, de le tordre, peut-être de le briser à nouveau pour le rendre semblable aux images qui giclaient derrière nos yeux comme les embruns au-dessus des lames.
Nous cherchions les replis cachés, nous débusquions les angles vifs et tranchants pour en faire des armes. Nous avions perdu les mots à force de n’avoir pu prononcer l’innommable. Il nous fallait pourtant nommer tout ce que nous faisions surgir. Il fallait assembler les consonnes, les voyelles dans des souffles acérés, brûlants, capables de mordre et déchirer l’épaisseur des sens. Il nous fallait déboîter le cadre du langage désormais éclaté comme les os d’un ossuaire.
Nous n’avions que faire des reliques et des reliquaires. Nous haïssions les archéologues.

Les casemates ne sont pas des cryptes. Les fours ne sont des autels. Ni les tranchées ni les camps ne sont des temples.
Nous n’avons que faire des complaintes et des plaintes.

Nous cherchions le salut de l’humanité.
Tordre l’espace, briser l’horizon, faire voler en éclats le monde pour en retrouver la lumière.
Ce sont les corps qui ont explosé. Ce sont les faces qui se sont tordues. Ce sont les entrailles qui ont volé en éclats. Ce sont les gorges qui ont plié, qui se sont brisées, jusqu’à ce que la tête, en se penchant, recouvre, telle une ombre, le cou, la poitrine, les épaules, le ventre, le sexe, les bras, les mains, les doigts, les jambes, les pieds, les ongles, les poils, les pores, les excréments rejetés comme le poulpe expulse son encre pour s’en faire un linceul.
Nous souhaitions un monde où le dedans serait en harmonie avec le dehors, où chaque nécessité intime offrirait sa couleur aux arbres, donnerait sa matière aux murs, aux parois, au sol, à la lumière.
Nous avons trouvé des verres brisés, aux lueurs éteinte, aux couleurs opaques. Ces morceaux de verre avaient, un jour, été des hommes. Ils sont retournés au sable, par le feu même qui les avait fait naître.
Et nous avons su, alors, que chaque être humain n’était qu’une surface transparente, enserrée dans des blocs de pierre, vivante de la lumière qui en traverse la peau, tendue, par lambeaux, entre des cheminements de plombs.

18 mai 2014
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