Le corps du bouffon en sa chute
Alban Lefranc
Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige,
Le Quartanier & Hogarth Press II, Montréal/Saint-Aubin d’Aubigné, 2005.
Alban Lefranc est également l’auteur d’un livre paru chez Haches : La vraie vie.
Il anime la revue franco-allemande : la mer gelée.
La préface de "Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige" est accessible sur le site Hermaphrodite ; on peut y lire aussi un extrait.
(Propos d’Yves dans le film Le Moindre geste inspiré par Fernand Deligny)
Ce texte romanesque est comme la téléphonie posthume d’un mort remuant, d’un « gros homme indigne », mais célèbre : RWF, Rainer Werner Fassbinder, le cinéaste majeur de l’Allemagne en ses années de plomb qui fit, lui même, couler beaucoup de plomb fondu dans les plaies vives de l’heure. Reprenant le concept du « double corps du roi » mis en avant par l’historien médiéviste Ernst Kantorowicz, Pierre Michon nous a gratifié, en 2002, d’un livre savoureux et vigoureux sur le double corps de l’écrivain, corps physique, friable et peccable d’un côté (saccus merdae), corps glorieux happé par la figure du « grand écrivain », inscrit au ciel des fixes qu’est la Littérature, de l’autre. Le présent ouvrage, dans le parcours qu’il recrée, invite à bouleverser cette belle hiérarchie et il la met en question, il est vrai qu’il s’agit d’un cinéaste non d’un écrivain stricto sensu. « L’homme aux quarante-trois films en treize ans » n’a d’abord eu droit qu’à la gloire frelatée de notre « société du spectacle » en pleine conscience de ce qu’elle valait et il n’en a rien tiré de positif si ce n’est la possibilité d’accélérer exponentiellement son autodestruction. Et, chez RWF, l’on ne peut séparer un corps glorieux d’un corps de viande : les deux vont ensemble et c’est ainsi un corps grotesque et violent qui agit, vit et crée, qui (se) détruit, vit et meurt. Nous pouvons en effet opposer à la posture altière et de plus en plus détachée du « roi », celle du « bouffon » dont le corps, de plus en plus incarné, ne s’accroît que dans et par son immersion dans le monde, que dans et par sa course désespérée à l’œuvre qui devient une quête éperdue du monde pour tenter d’en sauver quelque chose (mais quoi ?).
Il y a d’abord l’Allemagne de l’après guerre qui bâtit un miracle économique sur un fond de débâcle ontologique et morale, une Allemagne tentée par le déni et l’oubli et qui s’orne parfois des remords gratifiants des enfants de nazis tandis que certains autres affirment avec Franz Josef Strauss, ministre-président de Bavière, qu’un « peuple capable de telles prouesses économiques a le droit de ne plus vouloir entendre parler d’Auschwitz ». Mais cela ne passe pas. Et, dans ce contexte auquel il faut ajouter les menaces, les angoisses et les mensonges de la guerre froide, la bande à Baader apparaît comme le retour du refoulé, comme le symptôme d’une mort intérieure mal arrangée en confort et en niveau de vie impeccable. RWF, rebondissant sur le malaise, se fait fort d’aggraver la crise, d’ajouter de mauvaises pensées et de sales images à un scénario déjà pourri : le pouvoir fédéral, qui promeut une démocratie sur la défensive, ne peut pas ne pas se révéler « pouvoir » avec les excès, les dérapages et les embarras d’une démocratie confrontée au terrorisme. Le jeu de mains sales, le jeu de vilains culmine avec l’affaire Schleyer en septembre-octobre 1977 : le patron des patrons allemands, ancien dignitaire S. S., est enlevé par la RAF qui veut faire libérer Baader, Meinhof, Ensslin ; un avion de la Lufthansa sera détourné et libéré par un commando allemand à Mogadiscio ; les principaux dirigeants de la RAF retrouvés morts dans leurs cellules et Schleyer exécuté par ses ravisseurs. Le gâchis a atteint son comble et une bonne part de l’Allemagne rêve, comme la propre mère de RWF, interviewée dans un documentaire qu’il réalise en octobre 1977, comme son amant, Armin Meier, qu’il se montre jeter à la porte de son appartement au début du même documentaire, d’un tyran plein d’humanité...
Entasser crise sur crise, provoquer chez le spectateur la même rage que la sienne, c’est pour RWF répondre à sa manière aux « attaques sur le chemin, le soir, dans la neige ». Et cette « neige » n’est pas seulement la ligne de cocaïne qu’il lui faut pour continuer, elle est le lieu du guet apens où nous attend, pour nous saisir, la brutale réalité de ce qui est. Nous sommes sans cesse attaqués par l’irréductibilité - hors laideur et beauté, hors bien et mal - de ce qui est là soudain devant et nous heurte de front. Ce qui est déjà là et ne fait pas encore monde. Plusieurs possibilités pour s’en sortir : l’esquive et la fuite souvent aidées par la drogue, l’idéalisation, le dilettantisme ou l’esthétisation à outrance ; la soumission au diktat des faits et l’embrigadement dans les cohortes du conformisme ; l’affrontement critique et la résistance violente, le défi lancé aux formes brutales qui s’imposent, la lutte envers et contre tout. Le génie de RWF est d’inventer une « méthode » - mais peut-on parler de méthode quand ce système ne s’applique qu’à un seul et à une seule œuvre ? - où la drogue et l’esthétique vont être mises au service de la résistance critique, appuyée sur une reconnaissance exacte des faits et ce, grâce à un singulier investissement du corps apte à bouleverser temps et espace. RWF commence « par un patient recensement des choses » qui l’incite à s’approcher physiquement de « chaque parcelle du monde » pour se l’incorporer. De longs, d’interminables trajets à pied dans les villes, dans la vie infime, sordide, magnifique des banlieues lui permettent de scruter « les visages et les gestes, les coupes et les étoffes, le rituel des poignées de mains et des regards ». Il note les mots, des conversations saisies au vol, des nuances et des signes qui n’en sont pas vraiment mais qui comptent car ils existent. Ainsi s’avance, inexorable, impitoyable, boulimique, l’ogre bouffe des cités modernes qui se goinfre de toute vie et dont le corps gonfle à proportion, entassant sous sa peau, dans ses graisses jaunes, les images, les sensations, les expressions et émotions. Et il devient le répertoire charnel du monde, corps grotesque d’un bouffon protéiforme qui obtient ainsi la soumission d’un « monde extasié [qui] se tord devant lui ». L’espace entier, contenant et contenu, entre dans ses substance et consistance propres et il en résulte une outre pléthorique, un corps monde quasi inhumain. « Les souffrances sont énormes » comme l’écrit Rimbaud, mais c’est à ce prix que le bouffon peut devenir « le bonheur de ce monde ».
Pour mieux vaincre le temps, il lui faut user de la drogue, « cocaïne et tranquillisant s’exaltant l’un par l’autre », pour « ouvrir des poches à l’intérieur du temps » : « On saisit deux secondes dans la nuit comme deux barreaux, on y agrippe les poings, on regarde entre ces deux barreaux l’espace illimité, [...] on glisse doucement sa grosse tête entre les deux secondes. Les épaules peuvent bien pourrir derrière, on dispose jusqu’au matin de toute une année pour écrire le scénario et dresser les plans ». Cette ouverture vertigineuse est l’espace même, hors lieu, hors temps, de la représentation, la scène où vont se « théâtraliser » pour apparaître enfin tels qu’en eux mêmes l’Art les change, tous les petits faits vrais emmagasinés dans le gros corps indigne et toujours indigné. « Mon corps n’est qu’une courroie de transmission entre des corps sentis, sentis de très près, et le film où seront représentés les corps croisés, les corps pénétrés, reformulés en plans et en coupes, avec pour seule philosophie la lumière et le maquillage ». Une telle qualité quintessenciée, ouverte en suspens et en marge du monde comme du corps, laissés derrière, semble promettre un ultime dépassement, le film idéal et virtuel qui se passerait du monde, du corps ? En attendant ce bond inouï, improbable, impossible, c’est plutôt l’irrésistible chute du corps monde, du corps dans le monde, qui alimente le mouvement et le douloureux travail de la mise en œuvre. Le corps du bouffon ne tombe que parce qu’il est devenu monde.
Et, en son dernier décours, le roman se polarise sur les dix jours qui séparent le trente septième anniversaire de RWF et sa mort, période où il conçoit au moins deux films qui ne seront pas réalisés mais qui deviennent, pour Alban Lefranc, la synthèse sublimée de son esthétique réelle et potentielle. Je suis le bonheur de ce monde aurait mis en scène une sorte d’aventure christique (dont il serait le héros) avec le sacrifice nécessaire. Un long métrage avec Mohamed Ali aurait tenté de penser et de montrer, sous le signe du boxeur, dans et par le corps du boxeur, ce qu’il en est de la chute véritable car « encaissée » avec perfection. De fait, conséquences de la rage dépensée en travail et en drogue, en excès de toutes natures, le corps de viande de RWF est, à l’aube de ses trente sept ans, littéralement épuisé et ne se contrôle plus (« son corps se vidait sans qu’il ne puisse plus rien y faire pénétrer »). Les réserves de son corps monde, de son grotesque corps archives sont, elles aussi, en voie d’extinction. L’horizon semble se refermer sans « le moindre espoir de délivrance ». Il ne s’accroche plus qu’à ses deux projets. Il se rend compte, toutefois, qu’il ne pourra guère les arracher aux rites et aux protocoles de notre « société du spectacle », alors il essaie de maîtriser par l’imagination tous les aspects du film, d’en superviser jusqu’à la réception critique. RWF prolonge également jusqu’au bout, par l’esprit, la rigidité et l’intransigeance de sa charge, le refus qui est le sien des peaux douces et lisses, des courbes et des lacis féminins qui risqueraient de l’« égarer », de l’émollier, de le mettre définitivement en vacance. L’homosexualité, décisif adjuvant esthétique, ingrédient de l’ascèse créatrice, semble mieux préserver cette rigueur, cette rudesse, cette brutalité sans apprêt (« lécher des anus de jeunes Turcs aux fortes épaules », « des anus sans fioritures » par exemple) ; elle maintient plus facilement l’exacte prévisibilité des actes en l’enchaînement qui doit conduire à l’œuvre faite. Et les deux films envisagés ne dérogeront pas à cette règle. Pourtant un doute point qui n’a sans doute jamais cessé de poindre malgré le corps monde et même du temps de son abondance : « La substance me traverse-t-elle mieux ? Est-ce que j’élargis la substance ? Est-ce que j’augmente le visage d’Adonaï sur la terre ? ». Seule notation religieuse, l’évocation du « seigneur » selon les Juifs renvoie à la pieuse nécessité d’accroître la présence de Dieu sur cette terre, d’en sauver et illustrer la face. C’est peut-être là ce que RWF, se goinfrant du monde afin de le restituer en œuvre d’art, voudrait sauver ! Ce n’est peut-être qu’un nom parmi d’autres !
Toujours est-il que, dans les dernières pages, c’est la menace de chute qui prime et s’énonce plusieurs fois jusqu’à ce constat final, très plat et très banal, émis par une voix anonyme sur une fréquence radio anonyme, conseils de prudence destinés au troisième âge : « Contrairement à une idée reçue, on ne tombe pas forcément de quelque chose. Dans 95% des cas, la chute se fait de plain-pied, provoquée par des pertes de l’équilibre, une diminution des capacités motrices, une perte d’adaptation à des situations nouvelles ». Tombant de plain pied en fait, sans connaître ni les affres du gouffre ni le vertige des cimes, que sauve-t-il tout de même, celui qui s’est perdu ? Le mort qui rêve et téléphone à l’auteur puis au lecteur nous le révèle un peu mieux : il sauve, en se perdant et parce qu’il s’est perdu en un corps bouffon, souffrant et violent, qui retombe sans cesse au monde, un cerveau cinéma où s’accumulent les bandes, « des kilomètres de bandes derrière son œil », devant le nôtre.
Le style parfaitement maîtrisé d’Alban Lefranc, la constante fluidité des transitions, l’alternance des rappels historiques et biographiques avec des moments d’introspection portés par une invention qui échappe à la psychologie pour promouvoir l’étude scanographique et spectrale d’une destinée d’artiste font de ce petit livre un texte prenant qui incite à réfléchir sans jamais disserter et qui émeut sans sensiblerie. Le ton d’ensemble et la fermeté du propos dégagent, malgré la noirceur de cette trajectoire et le supplice d’un corps et âme perpétuellement en souffrance, une intensité qui est simplement celle de la vie vivante.
20-21 mai 2005
Serge Meitinger