Le monde sans murs et sans frontières de Marie-Claire Blais
Le Festin au crépuscule de Marie-Claire Blais vient de paraître aux éditions du Seuil.
À l’instar de quelques autres — Hélène Cixous, Antonio Lobo Antunes, et, plus anciennement, Marcel Proust —, l’écrivaine née au Québec et vivant depuis de longues années à Key West en Floride ne change pas sa manière de livre en livre. Elle la creuse, et les mêmes personnages l’accompagnent.
Chaque roman peut se lire indépendamment des autres, comme la vie qui contient plusieurs histoires, plusieurs territoires, plusieurs mémoires. Si on les lit à la suite ou dans le désordre, le sentiment de révolution est accentué. Une vie, c’est encore ça : une seule ligne qui va de la naissance à la mort, mais plusieurs tours, des révolutions multiples que l’on aborde par des points de vue différents. Des cercles qui s’interpénètrent toujours à un moment ou à un autre car quelqu’un tient l’ensemble, le ou la protagoniste dans la vie, l’écrivain-e dans la littérature. Le texte se présente donc toujours aussi sous la même forme.
Chez Marie-Claire Blais, c’est une suite ininterrompue de phrases, plus ou moins longues. On ouvre le livre : ni chapitres, ni retours à la ligne, les mots occupent toute la page et toutes les pages du livre. Pas de blanc, pas de respiration, pas d’arrêt. On devrait étouffer, mais non. Quand c’est trop, on laisse le livre, on prend un peu d’air. Parfois il suffit de lever la tête, de regarder autour de soi, puis on replonge. On entre dans le monde liquide, un monde sans murs et sans frontières, l’univers de la littérature dont Marie-Claire Blais déploie l’infinie et vertigineuse liberté. Les phrases font parfois dix-sept pages ou une demi. Pendant qu’une phrase répand son souffle, les personnages entrent et sortent, les histoires s’imbriquent, les temporalités se bousculent, les géographies se superposent, les rythmes des vies humaines se heurtent ou s’assemblent. On n’est jamais perdu. Si on entre, on ne ressort qu’à la fin de la traversée. Pour accéder à ce flux de phrases, d’émotions, de sensations, de pensées, il faut s’en remettre à la langue, riche, précise et nette, à la grammaire hyper-structurée qui joue de toutes les possibilités du contrepoint, de la rupture, de l’opposition et de l’incise dans son apparente continuité. Ainsi, le monde s’articule à partir d’un narrateur principal : ici c’est Daniel, un écrivain, invité à un congrès littéraire quelque part en Écosse. Sorte de point d’ancrage de la narration, présent auquel on revient toujours après des échappées dans d’autres territoires et d’autres époques, avec des vivants, des disparus, des morts.
Daniel a perdu la trace de son fils Augustino, un jeune homme qu’on avait découvert enfant dans le troisième livre du cycle Augustino et le chœur de la destruction, sa fille Mai lui écrit, le souvenir de Suzanne le hante, ainsi qu’Angel l’enfant malade de Aux Jardins des Acacias, Victoire l’ancien soldat devenu une femme, Fleur le jeune musicien prodige parti en tournée, et tant d’autres que je ne les citerai pas. Certains, comme Daniel, étaient dans les livres précédents, d’autres sont absents, ailleurs, ils reviendront ou non. Cela fait longtemps que Marie-Claire Blais convoque le monde, mais, depuis Soifs, il semble pénétrer toujours plus avant, forcer nos solitudes et nos maisons, déstabiliser nos repères, déchirer nos certitudes, si jamais nous en avons.
C’est une humanité souvent en détresse qui hante ses livres, une humanité de plus en plus menacée et précaire. C’est là encore la réalité de la vie. L’écrivaine ne travaille pas un sujet, un thème, on ne peut pas lui attribuer un rôle social ou politique, mais elle laisse entrer le monde et le monde en retour lui offre mille expériences. Ce qui brasse nos vies, parfois depuis des décennies, voire des siècles, entre à flots dans le livre, résonnant plus ou moins fort avec notre actualité de lecteurs. Le sida, les errants, les pauvres, les marginaux, les prostitué-e-s, les transsexuels, les humbles et les enfants traversent les livres de l’écrivaine. Dans Le Festin au crépuscule, ce sont les réfugiés qui font le plus écho avec notre présent, mais le livre entier résonne des possibilités et des impasses de nos vies. Car la langue et la forme adoptées par Marie-Claire Blais dépassent — élargissant sans cesse le débat créé par la narration plurivocale —, ce qui ne serait que d’actualité.
La langue est d’une beauté à couper le souffle, à la fois souveraine dans sa marche et jamais en surplomb. L’écrivaine se tient toujours derrière ses figures, ce sont elles qui nous font parcourir le monde, ce sont elles qui marchent courent s’effondrent pensent pleurent ou rient. Le lyrisme dégagé par la rythmique générale, cette fluidité tout en tours et détours, courbes et sinuosités, n’est pas un lyrisme du sentiment, mais du mouvement humain, de l’espérance — n’ayons pas peur de reprendre ce mot dickensien — qui nous constitue comme vivants.
La fluidité est aussi une avancée permanente. On ne s’arrête pas, on ne renonce pas chez Marie-Claire Blais, l’amour pour la vie est insubmersible, quels que soient les disparitions et les deuils, les tourments et les affres.
L’œuvre au fil du temps a pris racine tout en demeurant insaisissable, comme l’eau — nous invitant à poursuivre, portés par une soif tout aussi inextinguible que l’appétit de vivre. Étrange sensation de toujours continuer, de dégager des voies, d’ouvrir des horizons alors même que les ténèbres s’épaississent. La lumière entre à flots dans les livres de Marie-Claire Blais quand ses protagonistes sont pourtant les plus démunis, les plus exposés. Il est alors cohérent qu’on trouve des écrivains au côté de Victoire la transsexuelle ou d’Angel l’enfant malade. Les écrivains ici ne sont pas des nantis, des animaux médiatiques, mais des passeurs qui se risquent dans le doute et le questionnement, dans l’amour et l’effroi, dans la peur et la confiance.
Chez Marie-Claire Blais, la littérature outrepasse l’objet livre, son commerce, sa valeur marchande, sa célébration critique. À l’image de sa phrase toujours en mouvement, jamais univoque, constamment dérangée par ce, ceux qui arrive(nt), la littérature est cet endroit de l’à-venir qui se construit selon une logique peu reconnue par la société — celle d’une prise de pouvoir ou de parole par l’humanité entière, toutes classes, tous âges, toutes identités (ou faut-il dire sexualités) représentés sans exclusion, lorsque le collectif n’est pas nivellement des personnes, mais choral de leurs voix singulières.
Cette prise de pouvoir — expression combien litigieuse tant elle exprime la captation, la possession et le rejet —, la phrase littéraire la définit pourtant au plus juste : parole en devenir, constituée de phrases qui font débat sans jamais arrêter, empêcher, interdire, et qui progressent en un mouvement dialectique, se nourrissant de prises de parole plurielles (on appelle ça démocratie), cherchant toujours le dépassement des contradictions, laissant entrer le monde dans ses antagonismes, ses beautés et ses horreurs, ses vérités et ses mensonges, une phrase qui, par l’usage intensif de la virgule, augmente et déplie, ajoute et ne soustrait pas, réunit au lieu d’exclure, ne reste pas à la surface mais descend dans les zones souterraines, ne s’en tient pas aux apparences, une phrase qui accepte le changement, l’incertain et le provisoire, car une avancée réelle est faite des questions que le doute inaugure, que l’interrogation engendre, phrase-racine qui s’étend et se multiplie, qui défie le temps et ses illusions de gloire, qui choisit la durée et appelle la suite, traversée qui est aussi une transmission.
C’est cela qu’on doit appeler une poétique, et c’est encore cela qui est politique.
La littérature se tient là, faisant de l’ancien — un style aux sonorités héritées de la langue classique métissées des langues et des formes contemporaines — le nouveau — une forme proliférante et en devenir, une forme appelante dans ce qu’elle raconte et dans sa manière de le raconter, portée par un souffle qui part et parle de tous et, donc, ne peut pas finir.